Lortajablog: ça se discute

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Figure ci-dessous, une version revue et surtout enrichie de ses références sonores, de "L'oreille jazz : essai d'ethnomusicologie", que j'ai publié dans Circuit, Vol. 14, N°1 (2003)

 

Retour à la notion d'oreille culturelle
[suite de "l'Oreille de l'ethnomusicologue" abordée dans le blog, chapitre "Orientations"] :

Tout musicologue est – ou devrait être – confronté aux deux caractéristiques fondamentales de l’oreille humaine : naturelle et culturelle.  L’ethnomusicologue, quant à lui est est bien placé pour en souligner et approfondir les propriétés culturelles. S’il veut rendre compte efficacelement des faits qu’il observe, il doit construire et constamment réorganiser son écoute au contact étroit avec la matière musicale qu’il observe sur un mode participatif.  Sa qualification le dote en principe d’une oreille à la fois caméléon et ascétique, qui s’adapte aux réalités sonores qu’on lui donne à entendre et dont elle se nourrit 1. Curieusement, alors même que, depuis de longues années, cette oreille est au centre des débats 2 de notre discipline et qu’aucune thèse d’ethnomusicologie digne de ce nom n’en ignore l’existence, elle n’a pas, en tant que telle, donné lieu à des publications décisives.
    Pour sa part, l’ethnomusicologue est étrangement discret sur ce problème pourtant central. Il se contente le plus souvent de faire entendre sur disque ou de transcrire du mieux qu’il peut la production musicale des gens chez qui il travaille,  en soulignant, bien entendu son contexte spécifique, mais sans dire grand chose sur ce que cette pratique implique sur le plan des aptitudes cognitives. Tous les ethnomusicologues semblent s’être mis d’accord pour laisser de côté les aspects théoriques de la question et se pour rappeler à loisir –  peut-être même abusivement – que “chez eux”, c’est-à-dire sur “leur” terrain, ce n’est pas comme ailleurs : la production esthétique et, plus exactement, l’art de produire du sens avec des sons, y est particulière. “Là-bas, disent-ils en substance [chez les Pygmées, les Zoulous, mais aussi les Sardes ou les Roumains du Pays de l’Oach], les codes divergent des nôtres, autant que les aptitudes qui servent à les déchiffrer”.

En pratique, on peut relever chez eux trois positions :

La première – impériale (pour ne pas dire impérialiste)  – consiste à s’attribuer l’aptitude des autres sans trop se poser de questions :  à reconnaître certes l’existence de savoirs musicaux particuliers mais sans stipuler que leur mise en œuvre implique une “mentalité culturelle”, pourrait-on dire, tout aussi particulière. L’(ethno)musicologue serait un super-musicien dont les connaissances techniques engloberaient celles de tous les autres. Dans cette optique, science universelle et construction personnelle du chercheur s’applatissent pour constituer un seul et même discours.

À l’opposé, la deuxième position est franchement négative et plutôt décourageante. C’est celle du maître de musique persane disant à son élève, Bruno Nettl – pourtant grand professeur d’ethnomusicologie à Illinois-USA –  : “You will never understand this music”  : "Vous ne comprendrez jamais [notre] musique” . Sous-entendu : ne perdez pas votre temps à l’apprendre! " [anecdote citée par Bruno Nettl lui-même dans son livre, 1983, p. 259].

La troisième adopte la voie du milieu – celle que je défends. Cette position prend acte du constat courageusement relaté par Nettl [courageux car le propos du maître de musique en cache un autre, qui peut se résumer en ces termes : “comment, Monsieur Nettl, pouvez-vous écrire des livres sur quelque chose que vous êtes incapable de comprendre?”]. Mais elle soutient qu’à moins d’être totalement sourd ou handicapé, la musique des autres est accessible, et que cette accessibilité problématique constitue justement le cœur de la recherche ethnomusicale  [cf. publication Bouët/Lortat-Jacob/Radulescu, 2002].

Concernant le Jazz : 

On attendrait d’un ethnomusicologue écrivant sur le jazz qu’il apporte des réponses documentées sur une de ses propriétés majeures  : à savoir son caractère hybride, né de l’esclavage et de contacts historiquement circonscrits entre populations noire et blanche.  Or, il ne sera pas du tout question de cela, mais seulement de musique et d’oreille musicale.
    Ce que,  néanmoins, il y a d’ethnomusicologique dans la démarche présentée ici,  c’est sa distance analytique : celle d’un ethnomusicologue prenant méthodologiquement ses marques par rapport à une musique exogène ou ethnique. Je précise en effet que mon grand intérêt pour le jazz ne fait nullement en moi un “jazzman” convenable. Pas plus que la musique pygmée ne le fait pour un ethnomusicologue africaniste. Le jazz n’est en rien ma langue musicale : vis à vis de lui, je fais preuve d’une attention à la fois amoureuse et distanciée,  propre en somme à satisfaire les exigences ordinaires de l’ethnologie.

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