1. Ethnomusicologie et ethnologie

Le parti-pris méthodologique de l'ethnomusicologie consiste à établir un pont sans cesse retraversé entre les faits d'ordre ethnologique et ceux qui relèvent du système musical. L'unité de notre discipline n'est de ce fait jamais donnée d'avance ni totalement acquise et conduit à une alternance pendulaire dont toutefois le mouvement au fil du temps – et en particulier, au fil de ma vie professionnelle – a perdu sensiblement en amplitude

.

D'une part, il s'agit de trouver dans les faits la justification d'un postulat assez banal, mais qui a valeur d'un credo, selon lequel une musique donnée ne serait pas ce qu'elle est si la société qui la produit n'était pas ce qu'elle était; de l'autre, de ne pas perdre de vue que l'étude de la musique, et des musiques traditionnelles tout particulièrement, apporte aux sciences humaines un éclairage véritablement neuf : il nous revient de rendre compréhensibles des conduites obscures [le plus souvent non verbalisées et parfois même non conscientes] et de faire cohabiter dans un modèle global des conventions culturelles et des lois acoustiques, des techniques corporelles et des processus mentaux propres à la musique et – last but not least – des contenus émotionnels qui, spécifiquement combinés, constituent la musique.

Devant cette complexité, l'ethnomusicolologue est donc polyvalent et ses opérations de recherche plurielles 1. Aussi, pour échapper à la dispersion, plusieurs ancrages sont indispensables à partir desquels les problématiques semblent se développer d'elles-mêmes.

L'espace de l'essentiel de mes recherches est la Méditerranée. Espace historique autant que géographique, avec trois terrains principaux, abordés successivement plus que simultanément, dans et lors de campagnes marocaines, sardes et roumaines au cours de missions, longues parfois de plusieurs mois, parfois d’une semaine ou deux, mais qui, mises bout à bout, représentent plusieurs années de terrain.

Dans chacune de ces sociétés, j'ai pu observer et décrire les différents rapports qui se tissent, à l’occasion des fêtes, entre musique, musiciens et public 2. C'est ainsi que, chez les Berbères du Haut-Atlas (Maroc) 3 , où la vie collective est très intense et les interactions socio-musicales fort développées, la musique est le fait de tout le monde et sa réussite un enjeu central.

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Grand ahwach, Haut-Atlas [enregistr. B.L.-J, 1969]

Au Haut-Atlas, donc, le professionnalisme – qu'il soit musical ou non – est exclu, même si, progressivement il fait une percée timide. Dans la Sardaigne rurale, il y a conflit entre les villages qui continuent d'affirmer leur style musical 4 et les professionnels [ou semi-professionnels] qui au contraire mélangent volontiers les styles dans un esprit de virtuosité servant d'ailleurs à justifier leurs honoraires. En Roumanie, les Tsiganes occupent volontiers une place ambiguë par rapport aux villages où désormais ils résident : ils ont bien souvent non seulement l'exclusivité du jeu musical, mais aussi celle du rituel 5  : c'est eux qui, durant les noces, le conduisent  en différents lieux et places, en mettant toute leur énergie pour faire danser les Roumains.

Cette approche comparative offre donc trois repères au sein d'une évolution (chrono)logique qui voit l'abandon progressif du contrôle communautaire de la production musicale au profit d'un ordre technique, lequel préfigure la situation hyper-spécialisée qui caractérisent les pratiques musicales d’aujourd’hui.

Cette réflexion sur les rapports musique et société connurent des développements pratiques, entre 1982 et 1985 où, missionné au Ministère de la Culture [Direction de la musique et de la danse] par le CNRS, j'eus à mettre en oeuvre un "programme d'ethnomusicologie appliquée" ” 6 qui donna lieu à des publications spécifiques 7.

 


 

1 Cet aspect « pluriel » des recherches ethnomusicologiques a été mis récemment en évidence dans le numéro double « Musique et anthropologie » L’Homme, 171-172, 2004, dont j’ai récemment assuré l’édition scientifique, en collaboration avec ma collègue Miriam Rovsing Olsen – cf. section Articles (2004 b).

2 Cf. ma thèse de troisième cycle, puis ma thèse d’Etat, ainsi que Musiques en fête (1994/2000), qui développe les idées contenues dans ce paragraphe.

3 Cf. La saison des fêtes dans une vallée du Haut-Atlas (1978), Musique et fêtes au Haut-Atlas (1980), ainsi que deux articles : “Music as a Collective Enterprise, the case of Berber Music of the High Atlas” (1980) et “Community Music as an Obstacle to Professionalism, a Berber example” (1981).

4 Sur la Sardaigne, cf. Chroniques sardes (1990) ainsi que les articles : “Community Music and the Rise of Professionalism, a Sardinian example” (1981); notice (incluant transcriptions musicales et analyses), du disque Sardegna I, Organetto, (1982); “L'art d'un petit pays" (1995); “L'oreille de l'ethnologue” (1995); “I don't want to sing with Salvatore anymore”(1995).

5 Sur la Roumanie, cf. A tue-tête (2002), ainsi que : article “Le métier de lautar” (1984); Notice (32 p.) du disque Roumanie, Musique pour cordes de Transylvanie; Disque-album Ballades et fêtes en Roumanie (1986);

6 L'expression est de Gilbert Rouget, responsable à l'époque, du Laboratoire d'ethnomusicologie du Musée de l'Homme. 

7 Cette mission à la Direction de la Musique et de la danse a donné lieu à de nombreuses “notes internes”, rédaction de rapports ou de préfaces, ainsi qu’à quelques articles, notamment : “Music and Complex Societies : Control and Management of Musical Production” (1984); “L'innovation musicale dans les sociétés traditionnelles” (1992); “Les agréments perdus du Ba'cubert” (1996), courte monographie sur une danse rituelle du Briançonnais, figurant par ailleurs dans ma thèse d’Etat.

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