Lortajablog: ça se discute

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1) Selon Deleuze1 , l’affect (« affectio ») serait un mode de pensée à part entière [souligné par moi], au moins aussi important que le mode « attributif » auquel il s’oppose et dont la langue s'est fait une spécialité. Il s’en démarque en ayant notamment pour propriété d’être « non représentatif » (Deleuze, 1981). Au risque d'adopter un racourci plutôt drastique, c'est aussi Emotion et Raison qui s'opposent à travers cette distinction dont Damasio, dans sa fameuse thèse (1994/2001),  démontre de façon décisive l'étroite solidarité.   Il n'en reste pas moins que le champ du rationnel et celui des affects ne se confonde pas. En témoigne la désastreuse aventure de Phineas Gage exposée brillamment par Damasio, à partir de laquelle on peut déduire, avec Damasio lui-même (2001 : 107) que la raison est dotée d'une fonction téléologique, dévolue essentiellement à la poursuite d'un "but" – une fonction qui la distingue en effet du champ apparemment désordonné des affects.

 
2) Claude Hagège qui est l'excellent linguiste que l'on sait,  n'ignore pas non plus le rôle central des affects dans la communication humaine 2 . Ils seraient même essentiels. On ne peut qu’en prendre acte. En fait, ils sont présents non seulement dans les situations qui, à l’évidence les réclament ou les manifestent (relations amoureuses, colère, haines de toute nature, etc.), mais tout autant dans des situations supposées « froides » : les rencontres entre chefs d’Etat par exemple, dont la réussite est assujettie à l’esprit qui les anima (froideur, cordialité, chaleur, etc.) et se mesure aux signes ressentis et échangés.

Le linguiste remarque cependant, en s’en étonnant d’ailleurs, que la centralité-même des affects ne requiert aucune structure morphologique ou grammaticale, qui leur assignerait une réalité spécifique ou structurale. Aussi central soit-il, le plan affectif n’aurait besoin d’aucun support formel pour être identifié comme tel 3

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Le paradoxe, s’il intrigue le linguiste, ne peut qu’interpeller le musicologue. 
D'au moins  deux façons : La première part d’un constat : en dépit du rôle dominant d’un certain formalisme sur les sciences musicales, qui trouve chez Hanslick ses fondements théoriques les plus solides, personne ne peut ignorer la dimension proprement affective de la musique  – et moi, pas moins que les autres (cf. un de mes premiers articles datant de 1978 4 ) : celle-ci existe d’abord et surtout par les capacités d’action susceptibles de toucher ceux qui la produisent et l’écoutent.   En outre  – mais il ne s'agit là que d'une incise – on devra s'étonner de ce que la musicologie, toujours séduite par les avancées structuralistes et génératives d'une certaine linguistique, n'emprunte à cette dernière ce qui, en définitive, pourrait importer le moins, privilégiant les aspects structurels de la musique (qui sont certes incontestables)  au détriment des effets qu'ils produisent et, in fine, de leur raison d'être.
        La seconde relève du programme. On peut en effet se demander si, en refusant de désigner formellement les affects, la langue ne laisse justement pas à la musique le soin d’en explorer les ressources.  Cette hypothèse pourrait justifier, sinon expliquer, le fait qu'elle joue un rôle si important à l’échelle de la planète. Mais ce rôle, il reste, bien entendu, à le comprendre : à savoir de quelle façon et à quel prix il peut être tenu, et surtout pour quelles raisons la musique se voit dotée d’une si étonnante capacité. L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit d’aborder des questions que la puissante et prestigieuse linguistique générale laisse sans réponse. Et l’ambition est large puisqu’elle oblige à sortir la musique d’une certaine musicologie qui, sous prétexte d’objectivation, l’emprisonne sans aucune perspective téléologique, et comme dans un écrin, en refusant de la voir autrement que comme un « ensemble de sons organisés».

3) Il ne s’agit pas de nier l’existence de cette organisation (de toutes façons, le monde des hommes, comme celui des dieux, laisse peu de place au chaos), mais d’en comprendre les limites, en se souvenant du reste que, dans l’état de nos connaissances, aucun type de configuration syntaxique, aussi « organisé » soit-il, ne peut raisonnablement être tenu pour responsable de l’efficacité de la musique. Il y a bien là un paradoxe : tous les musicologues du monde parlent de forme et de structure et utilisent leur science à réaliser de fastidieux inventaires de phrases, de segments, de motifs,  à base de A, de A’, de B, de B’ de X et de Y – inventaires qui, ab initio comme in fine ne nous apprennent pas grand chose sur la pensée musicale et sur les effets qu’elle induit. Cela devrait suffire à nous autoriser à chercher ailleurs, endossant en quelque sorte la veste d’un clinicien, qui guide sa pratique non pas à partir de connaissances pharmacologiques abstraites qu’il aurait acquises durant ses études, mais à partir d’observations empiriques et guidé par la connaissance de ses patients,  utilsant des recettes qu’il connaît pour leurs effets. C’est donc de musicologie « clinique » qu’il sera question ici.

La musique, en tant que langue des affects, 4)  tirerait sa centralité, et partant son universalité, de cette fonction même. Telle est donc l’hypothèse, dont l’ethnomusicologie, par ses acquis et ses connaissances « de terrain », ne manquera pas de redimensionner la portée générale

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De longue date, on le sait, notre discipline tire parti et bénéfice d’une approche culturelle de la musique – cf. le credo « Music as Culture » de Merriam. Dépendants de la musique et modulés par elle, les affects eux-mêmes n’échappe(raie)nt pas à toutes sortes de déclinaisons culturelles : pour universels qu’ils soient, ils se soumettent à des codifications culturelles à la fois particulières et communes à un groupe lorsque fondées des représentations partagées. Et c’est pour cette raison que leur étude relève d’une certaine ethnomusicologie culturaliste et pas uniquement d’une psychologie générale de la musique qui, tendanciellement cherche à ses acquis scientifiques à travers un aplatissement des différences 5 , et non à partir d’une exaltation de celles-ci.
 
5) Puisqu'ils n'ont pas de fonction attributive,  on peut se demander alors s'il est justiié de conférer aux affects le statut de "langage".
    On répondra à cette question de deux façons : tout d'abord théorique; on comprend mal les raisons qui justifieraient d'exclure de la langue tout ce qui ne relève pas, à proprement parler, d'un savoir encyclopédique et l'on devra admettre que les expressions vocales monoacticulées jouent un rôle essentiel dans la communication humaine [cf. section suivante fondée sur des exemples précis]  et que, pour parler brièvement, ils entrent de façon décisive dans les systèmes de communication et, plus largement, en tant que fonction homéostatique [cf. Damasio 2,  et référence à l'article de G. Rouget dans l'Homme].

6) Il nous faudra connaître la nature de cette «pensée à part entière» et le fonctionnement de cette « langue des affects » dont Deleuze nous dit (op. cit.) qu’elle n’est dotée d’aucun « pouvoir  attributif ». On notera que la définition de Deleuze est  «en creux » et que, strictement négative, elle ne nous permet pas de comprendre de quelle façon s’incarnent et se transmettent les affects, ni même au fond, à quel système d’idéation ils ont recours. Le débat est donc franchement ouvert. Mais d'emblée, on peut se poser la question : les logiques discursive et affective sont-elles de même nature ?  A priori, la réponse est Non, car, dans sa fonction attributive, la langue adopte des lignes de raisonnement objectivables et pleinement définis (ainsi, la pensée scientifique qui, par définition est "a-affective"). A l'évidence, l'ordre des affects – et notamment les associations qu'il met en oeuvre –  procède tout autrement. Mais à la vérité, si l'on sait comment fonctionne la logique attributive, la logique affective est probablement d'une autre nature et comprend des zones beaucoup plus obscures.
 
7) En apparence, on aurait donc affaire à deux catégories de sens affectives/attributives, qui seraient nettement différenciées. Mais, si l'on suit Hagège,  ce n'est pas la langue stricto sensu qui assurerait cette différenciation. Certes au niveau du lexique, certaines locutions, surtout verbales, engagent le sens dans une direction attributive ou affective, mais le  lexique n'est pas seul à opérer. 
    En témoignent les exemples suivants  :

    1) "Le fond de l'air est frais"; 2)"Comment ça va ? - Je vais bien".
    Le premier énoncé est d'ordre attributif (c'est une information climatologique ordinaire) et le second, affectif (il s'agit d'un vécu qui se sert de mots pour s'exprimer comme tel).
    Mais on ne peut pas ne pas  observer que ces deux énoncés se ressemblent étrangement puisque l'un et l'autre, dans un contexte quotidien, se caractérisent par leur faible portée sémantique. Ce sont des expressions qui, dans toutes les villes de France et de Navarre, sont là moins pour être comprises que pour être entendues. A la frontière du rituel et de l'échange, elles collent l'une et l'autre à une règle sociale. Tout se passe comme si le statut sémantique porté par les mots de la langue se voyait réduit à l'usage qu'on en fait.  Pour qu'il y ait sens – un sens "retrouvé", pourrait-on dire – il faut qu'entre en jeu une certaine "musique des mots" ou, ce qui revient au même, certaines propriétés énonciatives. Bref, la fonction attributive est ici secondaire.
   Car peu importe que le fond de l'air soit chaud ou frais : il est ce qu'il est,  et éventuellement le thermomètre pourrait nous en dire davantage (mais il n'est pas nécessaire de le consulter); ce qui compte ce n'est pas "l'air du temps qui se rafraîchit" [cf. chanson de B.L.-J. sur ce thème dans le "Bloggy Blues"] ; mais c'est bien plutôt l'air (au sens de "aria") qui chante cet éventuel rafraîchissement. De sorte qu'un énoncé de ce type ne semble pas fait pour donner à des informations climatologiques, mais pour qu'on sache l'entendre.

Bref, tout énoncé est susceptible d'emprunter une dimension affective, quelles que soient – au départ – les propriétés que le linguiste lui attribue et tout énoncé est candidat à une lecture ou une écoute affective

 
8) Ceci étant dit,  si la musique sollicite pleinement les affects, on sait qu’elle peut également se voir dotée de pouvoirs attributifs dont la langue, de son côté, se fait une spécialité 6 . Elle le fait,ou peut le faire, grâce à des codes qui lui sont propres  (cf. Lortat-Jacob, 2006). Il nous faudra alors savoir si ces deux fonctions, « attributive» et « affective », dont on ne sait pas encore en quoi elles se différencient sur le plan cognitif, constituent ou non des systèmes distincts 7 , en sachant qu’elles mettent en oeuvre des pratiques culturelles et des modes d’écoute fortement différenciés .
 
9) Si la musique est la langue des affects, deux questions se posent: est-elle seule à l'être ? et pourquoi se voit-elle dotée d'une telle attribution ?
   A la première question, la réponse est non, bien sûr. Tout simplement parce que, à la suite de Hagège notamment, on ne saurait de bonne foi nier à la langue une certaine capacité à intervenir dans les affects – on verra comment un peu plus loin. Ensuite,  Damasio n'a-t-il pas démontré de façon décisive que les affects (et les émotions en tout premier lieu) étaient essentiels à la pensée et au raisonnement, puisqu'on ne peut entraver le libre jeu de l'un sans altérer le fonctionnement de l'autre ? On en déduit donc que les affects n'ont pas d'autonomie cognitive, et ceux que solicite la musique, pas davantage que les autres. En fait, l"émotion musicale", dont je soulignais l'importance il y a exactement trente ans, est une expression commode mais qui, à proprement parler, relève d'un abus de langage : il n'y aurait pas  d'émotion musicale à proprement parler [entendons "propre à la musique"]; l'adjectif "musical" est ici trompeur et l'on pourrait même dire qu'il est faussement qualitatif puisqu'il ne qualifie rien du tout. 
etpourquoi se voit-t-elle dotée d'une telle attribution ?
 
    La seconde question est plus complexe et sera abordée dans les pages qui suivent puisqu'il s'agit précisément de cerner la nature du musical ou plutôt d'un musical qui, comme je l'ai dit, n'existe qu'à travers la pensée et le corps de celui qui en perçoit les effets.

10) Si, d’une part, le linguiste ignore les affects, au motif que, selon Hagège (op. cit.), ils ne se localisent pas en des structures spécifiques ; et si, d’autre part, et pour d’autres raisons, le musicologue ne leur accorde pas la place qu’ils doivent avoir, il y a à la fois un problème, mais aussi une esquisse de solution :
 

il s’agira tout simplement de recentrer le champ d’observation sur ce que les deux spécialités traitent habituellement à la marge; de joindre ces marges, en quelque sorte, en les rendant constitutives d’un champ de recherche spécifique. Renvoyant à  la définition même de la musique, ce champ de recherche, on l’a dit, trouve chez Rousseau une certaine paternité, pour qui la musique et la langue se rejoignent en ce qu'ils sont liés par la mélodie [Essais sur l'origine des langues, ouvrage posthume, 1781].  Une autre, plus récente, est à chercher chez Fonagy 8 ... Sans parler d'autres sources que je n'ai pas encore pris le temps de chercher

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11)  Tout cela revient à dire que, à l’évidence, il y a dans la langue une composante musicale, comme il y a, en musique, une composante linguistique. Une langue, en effet, « chante » sans être pour autant musique – entendons qu’à des fins expressives, elle adopte des profils mélodiques et rythmiques dont la musique s’est fait une spécialité. De façon symétrique, une musique «parle » , se structure en phrases et joue souvent avec la signification sans être pour autant une langue au sens classique du terme. S’il en est ainsi, c’est non seulement parce que langue et musique sont toutes deux d’essence vocale 9 , qu'elles recourent à un système articulatoire identique (poumons, cordes vocales résonateurs, etc) et qu’elles partagent le même corps [notion d’embodiment], mais surtout parce que l’une et l’autre sont susceptibles d’être branchées sur les mêmes affects et de les solliciter, au moins partiellement, de façon commune. Elles partagent, localement ou non, les mêmes « intonations », si l’on veut bien donner à ce mot sa plus large acception. Mais on notera une curieuse asymétrie d’usage, car si pour la linguistique (au moins classique), l’intonation se cantonne – c’est le cas de le dire – dans la prosodie supra-segmentale, pour la musicologie, elle renvoie au champ de l’expressivité  – un champ musical quasi universel 10 qui a précisément pour principale caractéristique de s’ancrer dans les affects. Nous reviendrons, bien sûr, sur ce point.

12) Au coeur des ressources sémantiques de la musique (tout entière) et de la langue (en partie), ces affects,  se voient donc dotés de formes acoustiques qui relèvent pleinement de notre champ d’étude : profils intonationnels, dynamiques expressives, grain de la voix, sanglots, chevrotements, recherche d’expression, jeux d’imitation, oppositions de registres, débits vocaux, symétries rhétoriques, détours du sens via le sentiment, place et rôle des silences, mots sans signification, et tout autant significations musiquées sans paroles, etc.

 
Mais puisqu’il s’agit moins de cerner des formes sonores que de comprendre comment celles-ci naissent, s’incarnent, se développent, mobilisent la sensibilité et guident l’entendement, on ne saurait s’en tenir à un simple inventaire de ce type, aussi complet fût-il. Les affects sont des processus individuellement et socialement construits ; leur existence ou, en terme phénoménologique, leur apparition, obéit à des représentations complexes, hautement contextualisées et, somme toute, composées. A ce titre, leurs référents sonores n’ont pas d’autonomie structurelle.
 
13)  Parlant d'affects, il est indispensable d'envisager les processus qui les mettent en mouvement en d'autres termes de traiter des "modes d'affectation", dont rien ne nous dit qu'ils agissent tous de la même façon. Tout concourt au contraire à stipuler leur diversité :
    – Le musicologue peut se demander quel rapport il y a entre la sensation pure (les ondes graves touchant directement la zone basse du ventre d'un contrebassiste, par exemple) et le raffinement sensorio-intellectuel très particulier auquel recourent les harpistes Nzakara ou Fang, les chanteurs de quintina en Sardaigne, et tout autant les Steve Reich et les J.-S. Bach dont les oeuvres sont pleines de "pièges à penser" et de "pièges à entendre".
    –   L'ethnologue est toujours là pour nous rappeler que les affects mettent en oeuvre de puissants filtres, par nature variables selon les cultures.
    –   Le linguiste se déclare incapable de leur attribuer une quelconque autonomie formelle et structurelle, 
   – Pas plus que le psychologue  ou le neuroscientifique qui en cherchent toujours l'exacte place et fonction dans le cerveau et qui voient en eux l'expression constitutive d'une capacité humaine de représentation. 
 

Bref,  une autonomie complète du champ des affects, sous-tendue par une théorie essentialiste (ou ce qui revient au même, sensualiste), ne semble pas défendable, car si, comme l'a démontré magistralement Damasio, la raison ne peut fonctionner sans le secours de l'émotion, on peut supposer que l'émotion ait à son tour pleinement besoin de la raison. Bref, les affects auraient en eux quelque chose de nécessairement '"raisonnable"

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