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UN PROCESSUS VITAL

Locomotives et oiseaux-chanteurs
Section mise en ligne en 2011,  dédiée à Victor Stoichita 


1) la locomotive musicale

La locomotive a vapeur donne à entendre des sons variés, puissants, cycliques et rythmés. Mais elle n'est pas a priori considérée comme un instrument de musique.

Et pourtant...

 

b_150_100_16777215_00_images_stories_locomotive.jpgla plus grosse locomotive d’Europe, fabriquée au Creusot en 1949

 La musicologie l'exclut de son champ d’étude ; elle considère que les bruits mécaniques liés à l’énergie qu’elle déploie,et à sa fonction de machine ne sont pas musicaux. Ces bruits, bien que complexes, ne requièrent pas l’activité d’un compositeur, mais celle d’ingénieurs visant un but : produire une certaine énergie physique, sans visée artistique. L’art a certes besoin de technique, et ne peut même se passer d’elle, mais il ne s’y résout pas. Le physicien observera cependant que les mouvements de l’air mis en vibration autant que les tubes et cuves impliqués dans le fonctionnement d’une locomotive à vapeur agissent comme des résonateurs et offrent de bonnes perspectives pour  la rendre musicale.

 D’un autre côté, on ne peut oublier que, pour les enfants que nous fûmes, la locomotive tirait une grande part de sa fascination de son esthétique impliquant au tout premier chef la puissance et la richesse sonore. De fait, à nos oreilles d’enfant, toute machine, du moment qu’elle avait la capacité de captiver notre oreille, était musicale ; sa puissance émotionnelle suffisait à la doter d’une telle fonction ; pour nous qui ne savions rien du monde et qui n’avions pas la moindre notion musicologique, il n’y avait aucune raison de procéder à un tri taxinomique et de considérer qu’une machinerie acoustique de type « locomotive » était fondamentalement différente d’autres technologies comme les gramophones et les disques 78 tours auxquels nous avions occasionnellement accès [1]. b_150_100_16777215_00_images_stories_gramophone.jpg

Certes nos parents ne l’entendaient pas de cette oreille puisqu’ils se procuraient des disques non pour y trouver la forme d’une magie sonore indéterminée, mais pour des raisons précises que guidait leur expertise musicienne : dans sa version technologique, la musique avait une existence, une forme et une fonction ; on se la procurait chez des disquaires patentés, pas dans un musée d’Arts et métiers, ni chez des bruiteurs industriels.

Ces observations préliminaires nous invitent à retourner à une définition de la musique, bien connue et assez consensuelle chez les ethnomusicologues qui voient en elle du « son humainement organisé » (Blacking, 1973).

De fait, notre locomotive offre à entendre du son organisé, mais celui-ci l’est physiquement  et non « humainement » [2] . En effet la physique n’obéit pas à des lois humaines, et en termes fonctionnels, la locomotive, de toute façon, a été conçue non pour remplir des salles de concert mais pour transporter des voyageurs. Qu’elle fasse du bruit est une conséquence de cette fonction. C’est pour cette raison qu’aucun musicologue n’envisage de créer une entrée « locomotive » à l’intérieur d’une Encyclopédie musicale, aussi audacieuse soit-elle. La locomotive entre dans la catégorie des technologies enchantantes chères à Alfred Gell. À ce titre, non seulement, elle n’est pas fondamentalement différente des gramophones et de leurs disques dont nous parlions plus haut et pas différente non plus des sérinettes du XVIIIe siècle reproduisant des chants d’oiseaux.

 

  Ecouter comme elle chante !


2) les oiseaux-chanteurs

 

Les oiseaux en leur ramage représentent un autre cas d’école. Les chants des oiseaux n’impliquent pas l’Homme, comme on sait – ce qui  a priori les écartent du domaine musical (du coup les rapprochent de la locomotive). Il n’en reste pas moins que, pour de nombreuses espèces, on parle bien de leur chant, que l’on distingue des simples cris [3].

Il règne donc une certaine confusion, et d’ailleurs les oiseaux ne sont pas loin d’être vus par certains musicologues comme des vrais musiciens ( telle est la position d'un François-Bernard Mâche) – de « merveilleux musiciens », dit-on aussi parfois à leur propos. Et, dans ce cas, l’adjectif est moins là pour caractériser leur chant que pour jeter un trouble sur la chaîne de causalité qui autorise à les considérer comme tel. Il en va de même pour les gibbons, les cétacés… et même pour certains poissons.

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Chant d'un rossignol, au ralenti, car de la sorte, il répond mieux à la zone sensible de notre oreille

La définition de Blacking cependant exclut  clairement oiseaux et cétacés du champ msical. Ils ne peuvent être de « vrais » musiciens, puisqu’ils n’ont rien d’humain. Une idée se dessine : il n’est interdit à personne de percevoir les rutilantes rumeurs d’une 241P17 autant que le chant d’un rossignol-philomèle comme fondamentalement (et non accessoirement) musicaux. Mais il convient de comprendre selon quel processus. 

En attendant d'y voir plus clair, il semble qu'on ne peut pas se satisfaire de la définition de  John Blacking – cf. supra. D’une part, celle-ci est trop étroite , car, à bien penser les choses, rien n’autorise à éliminer du champ musical la locomotive[4]  et tout autant les chants d’oiseaux. Disons que leur caractère « non humain » n’y suffit pas. Mais elle également trop large puisque, sous son enseigne, se voient logés nombre de systèmes sémiotiques sonores qui n’ont guère de raison de se trouver dans une si étroite contiguité avec la musique. Il en va ainsi de la langue « humainement organisée »  elle aussi.


3) Quatre classes d’objets

On notera cependant que les deux critères de Blacking  (« humainement » et « organisé »), définissent bien  un champ conceptuel et offrent l’ébauche d’une taxinomie. Leur articulation logique engendre, de fait, quatre classes d’objets. Ce que résume le tableau suivant :

Son                                         Humain                    Organisé

  1)                                                    +                              +  

  2)                                                     -                              +

  3)                                                    +                              -

  4)                                                     -                              -

 

La classe 1)  inclut la musique au sens commun (symphonique, jazz, variété et tout autant les musiques de tradition orale que l’anthropologue britannique connaissait bien). Mais elle inclut aussi les sérinettes, les boîtes à musique, les sonneries de téléphone portable, etc. et enfin, beaucoup plus largement tout système symbolique sonore y compris la langue. Mais elle exclut les artefacts (locomotive, métier à tisser, etc.) qui ne procèdent pas d’une démarche humaine et musicale stricto sensu, et qui entrent dans la classe 2).
Cette classe 2) – sons « organisés » et « non humains » est fondamentalement hybride car y entrent aussi les productions sonores des sociétés animales (oiseaux, gibons, cétacés, etc.).

La classe 3), quant à elle est illustrée par des musiques de « désordre » (instruments de carnaval de Bolivie délibérément non accordés, syntaxes aléatoires, lamentations funèbres hétérophoniques, polymusiques, free Jazz) regroupant de nombreuses expressions non soumises à des normes de régulation ou – ce qui ne revient pas tout à fait au même – soumises à des normes de non-régulation. 

La classe 4) enfin renvoie aux paysages sonores et aux sons naturels aléatoirement superposés (vent dans les feuilles, cris d’oiseaux, cloches dans le lointain, aboiements, etc.).

Sur cette base [5],, il est conventionnellement et indubitablement admis de reconnaître le statut de musique aux sons relevant de la première classe de sons, à ceci près que, comme le Canada Dry (qui a tout de l’alcool, mais qui n’en est pas), certains sons peuvent être tout à fait organisés par des hommes à des fins musicales et non perçus comme tels. En témoignent les réflexions de publics désemparés affirmant « ce n’est pas de la musique », au sortir d’un concert de musique contemporaine. À l'autre bout de la chaîne, ce qu'on appelle désormais les "paysages sonores", qui ne sont pas nécessairement organisés par l'Homme, ont quelques bonnes raisons pour candidater dans la catégorie Musique. 

La définition de Blacking est donc à la fois trop large et insuffisamment discriminante (Organisé+Humain ne veut pas nécessairement dire "Musique" – à commencer par la langue);  Mais elle est aussi trop étroite (elle laisse notre locomotive en gare de Mulhouse et renvoie les oiseaux à leur catégorie de volatiles bruyants).

Il reste encore un problème qui tourne autour de la notion de « son »  et qui hante semble-t-il les ethnomusicologues. et qui peut se résumer ainsi : va-t-il de soi que la musique ait besoin d’une enveloppe acoustique pour pouvoir être considérée comme telle. Qu’en est-il exactement ? La question est très large, bien entendu. Elle revient à considérer que la production musicale ne se réduit pas à sa trace acoustique, et notamment qu’elle a une forme d’existence à la fois de deçà ou au-delà des ondes sonores qui emplissent l’air de leur présence. Cette présence non sonore de la musique est soumise à plusieurs ordres de causalité.

On notera tout d’abord que si l’instrument de musique est arboré, accroché au mur comme le violon chez les lautari des Balkans ou les tambours conservés jalousement dans un grenier à grain, (au Haut-Atlas marocain), ou encore orné de petits miroirs contre le mauvais œil comme dans les cornemuses calabraises c’est bien que, même lorsqu’ils ne produisent pas de sons, ces instruments conservent quelque chose de leur pouvoir. De fait, ils sont silencieux, mais non muets. En sommeil, ils sont toujours vivants et à ce titre efficaces. Leur retrait temporaire de l’action – leur silence imposé en quelque sorte – ne suffit pas à oblitérer cette efficacité. De la même façon, même lorsqu’ils ne sont pas joués, les instruments de musique pulluwan sont encore des vecteurs actifs de la prospérité qu’ils induisent lorsqu’ils sont joués, principalement durant des rituels où leur présence est indispensable (Guillebaud 2008 : 174).


4) Sans son ? muette ?

 

A ce sujet, on peut évoquer ce que Albert Mayr appelle les "infra-musiques " (Diogène 122) citer sans  nécessairement bien le comprendre, ce que dit Confucius à son sujet « la plus haute forme de musique ne s’adresse pas à l’oreille » [6] . On pense aussi à Cage, bien sûre. Et l'on pourait évoquer les cas, non rares de musiques « muettes », que Cage ne connaissait pas sans doute, et, tout autant de certains instruments de musique nécessaires au rituel, et cependant jamais joués. Proclamer l’autonomie du champ musical peut induire en erreur ;  car, en tout état de cause, voir la musique comme un simple artefact culturel reviendrait à nier les propriétés physiques et naturelles du son. En amont, cette autonomie a pour limite les rapports étroits que la musique entretient avec l’acoustique. A contrario, on peut considérer que la notion d’ «acoustique musicale » est une aporie ou, tout au plus une commodité de langage, car on ne voit pas très bien ce qu’il y aurait de « musical » dans l’acoustique. L’acoustique ne peut être autre chose que de l’acoustique. Elle est une science qui se prononce sur les règles physiques et naturelles touchant à la production et à la propagation des ondes sonores. Elle peut être « psycho-acoustique » en effet, dès lors que la perception des signaux implique la dimension psychique et corporelle des sons, mais elle ne peut musicale sauf à prendre en compte des codes spécifiques, sémiotiques, langagiers ou musicaux (ou les trois à la fois) qui acceptent de nombreuses déclinaisons culturelles.  Bref, au contraire de l’acoustique qui ne peut que se passer du champ musical pour être elle-même, la musique ne peut se passer de l’acoustique, hormis dans des cas très particuliers [7] .

Mais si l’autonomie du musical n’est pas absolue cela est aussi dû à la nature des sons, c’est-à-dire aux relations que ces derniers entretiennent avec le sujet, et que le sujet entretient avec eux. Cela revient à dire que la musique est donc d’essence symbolique – comme est symbolique toute forme qui « implique autre chose qu’elle-même ». Et ce caractère symbolique gagne à être considéré non comme un fait en soi, mais comme un projet. La musique n’est musique que dans la mesure elle relève d’une production symbolique ou qu’elle permet une écoute symbolique. Libre à chacun de la considérer comme telle ou non.  En clair, cela signifie que la musique ne devient musique qu’au détriment de la dimension strictement physique du sonore. C’est de cela qu’ils tirent leur autonomie (ou pour mieux dire, leur autonomisation), en impliquant un un acte mental spécifique.  Mais pour cela, il faut que la locomotive s’éloigne, si je puis dire. Qu’elle ne soit plus machine à propulser un train, mais machine à produire du son musical.


5) Au coeur de la musique : le concept de « transmutation »

Dans la ligne d’un Roger Scruton [8]  pour qui la musique ne se définit pas en terme de structure, mais en terme de modalité cognitive, on peut considérer que ce qui est constitutif du musical ne tient pas aux propriétés acoustiques des sons mais seulement à la façon de les entendre. Il y a là une thèse qui mérite de nombreux développements. Bref, et pour revenir à notre magnifique 241P17, pour qu’elle soit musicale, il suffit de l’entendre comme telle. Quant aux ingénieurs du Creusot, qui avaient pensé faire une machine destinée à emporter quelques voyageurs aisés, et peut-être sourds, sur la Côte d’Azur, à Venise, en Turquie, ils furent des Stradivarius.... mais à leur insu. C'est une machine vivante qu'ils ont faite : elle a un ventre qu'il faut remplir, des bras et des manettes (c'est-à-dire des "petites mains") qui sortent de ce ventre et qu'il faut manoeuvrer , une énorme bouche qu'il faut ouvrir et nourrir, un coeur et un souffle, une châleur animale (pas moins de 60° dans l'habitacle), une pression qu'il faut contrôler,  des cris hurlés enfin, modulés sur plusieurs registres qui expriment la voix du mécanicien et avertissent tout le monde de sa présence.

<www.youtube.com/watch?v=I6vlQYSvRKY>

<http://www.youtube.com/watch?v=4U4LMPMsngM&feature=related>


"Et c'est pourquoi elle chante", pourrait-on dire en paraphrasant Molière

Il en ressort que la locomotive perd ses caractéristiques d'objet inanimé pour devenir humaine, ou  à tout le moins "être biologique" assimilé à un animal monstrueux et bien vivant. Elle ne relève plus de la "classe 3", où spontanément on pouvait la ranger, mais de la classe 1. Cette transformation obéit à une sorte de basculement  conceptuel dans lequel deux pôles s'inversent, selon le schéma :

inhumaine/bruyante-----> humaine/musicale.

Il semble que les faits doivent être pensés dans cet ordre et non dans l'autre [ bruyante/inhumaine/-----> musicale/humaine] , à partir d'une hypothèse : les propriétés musicales d'un phénomène sonore seraient consubstantiellement liées à l'humanisation de ce phénomène.

Il reste alors à comprendre comment cette humanisation est possiible et en quoi elle consiste. Elle obéit à deux principesl opposés, selon qu''on prête à un objet acoustique lambda des propriétés humaines, ou selon qu'on lui attribue ces propriétés, en toute arbritrarité.

Dans le cas de la locomotive, la rupture conceptuelle se réalise à travers une rupture d'arbitrarité, au sein d'un seul paradigme: dont les termes sont reliés :  mouvement, mouvement bruité, mouvement bruité cyclique, fumée, souffle, déplacement, organes visibles pour ce déplacement (pistons, bièles, etc.),

Le langage musical – comme tout langage – n'a eu de cesse de tenter d'ôter à la musique ses propriétés naturelles et humaines, en la soumettant à des traitements formels. Pour cela, elle dut se penser "a tavolina", sur la table, et pas même au piano, ou à la guitare; elle dut s'imaginer abstraite, et procéder par la création d'une certaine illusion voulant accréditer le fait que la musique est faite de sons qui ne viendraient de nulle part et qui, à ce titre, seraient dotés d'une totale autonomie. 

Transmutation = l'opération musicienne.

MOMENTANEMENT INTERROMPU



[1] Les compositeurs du XXe siècle (Honneger et son Pacifique 231, les futuristes italiens et aussi le Jazz) n’ont d’ailleurs pas hésité à utiliser ce genre de machinerie sonore à des fins d’inspiration ou de réalisations musicales.

[2] D’ailleurs, si le son se « désogranisait », cela voudrait dire que la machine risquerait bien vite de tomber en panne. !

[3] 20 % des espèces seraient « chanteuses » (source François-Bernard Mâche).

[4]  « Physiquement organisé » car, en pratique, une désorganisation du son produit serait très rapidement synonyme de panne pour notre locomotive !

[5] Détaillons : soit 1) l’Humain organisé (musique standard, mais aussi machine à vapeur) ;  2) l’humain non-organisé (vacarmes de carnaval, free jazz, etc.) ; 3) le non-humain organisé (locomotive d'une part, chants d'oiseaux de l'autre) et enfin, 4) le non humain non organisé (hurlements d’une meute de loup).

[6] Cité sous par Albert Mayr, 1983 : 52.

[7] Ou même « cas limite », à propos de l’opus @@@ bien connu et souvent cité de John Cage.

[8] « Pour entendre la musique, dit Scruton (1997), il faut être capable d’entendre un ordre qui ne nous informe pas sur le monde physique, qui se tient à l’écart de l’enchaînement habituel des causes et des effets, et qui est irréductible aux réalités qui lui ont donné physiquement naissance.»

NOTES :

[1] Les compositeurs du XXe siècle (Honneger et son Pacifique 231, les futuristes italiens et aussi le Jazz) n’ont d’ailleurs pas hésité à utiliser ce genre de machinerie sonore à des fins d’inspiration ou de réalisations musicales.

[2] D’ailleurs, si le son se « désogranisait », cela voudrait dire que la machine risquerait bien vite de tomber en panne. ! 

 

[3] 20 % des espèces seraient « chanteuses » (source François-Bernard Mâche).

[4]  « Physiquement organisé » car, en pratique, une désorganisation du son produit serait très rapidement synonyme de panne pour notre locomotive !

[5] Reprenons : soit 1) l’Humain organisé (musique standard, mais aussi machine à vapeur) ;  2) l’humain non-organisé (vacarmes de carnaval, free jazz, etc.) ; 3) le non-humain organisé (chants d’oiseaux) et enfin, 4) le non humain non organisé (hurlements d’une meute de loup).

[6] Cité par Albert Mayr justement, 1983 : 52.

[7] « Pour entendre la musique, dit Scruton (1997), il faut être capable d’entendre un ordre qui ne nous informe pas sur le monde physique, qui se tient à l’écart de l’enchaînement habituel des causes et des effets, et qui est irréductible aux réalités qui lui ont donné physiquement naissance.» 

 

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