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3) Quatre classes d’objets

On notera cependant que les deux critères de Blacking  (« humainement » et « organisé »), définissent bien  un champ conceptuel et offrent l’ébauche d’une taxinomie. Leur articulation logique engendre, de fait, quatre classes d’objets. Ce que résume le tableau suivant :

Son                                         Humain                    Organisé

  1)                                                    +                              +  

  2)                                                     -                              +

  3)                                                    +                              -

  4)                                                     -                              -

 

La classe 1)  inclut la musique au sens commun (symphonique, jazz, variété et tout autant les musiques de tradition orale que l’anthropologue britannique connaissait bien). Mais elle inclut aussi les sérinettes, les boîtes à musique, les sonneries de téléphone portable, etc. et enfin, beaucoup plus largement tout système symbolique sonore y compris la langue. Mais elle exclut les artefacts (locomotive, métier à tisser, etc.) qui ne procèdent pas d’une démarche humaine et musicale stricto sensu, et qui entrent dans la classe 2).
Cette classe 2) – sons « organisés » et « non humains » est fondamentalement hybride car y entrent aussi les productions sonores des sociétés animales (oiseaux, gibons, cétacés, etc.).

La classe 3), quant à elle est illustrée par des musiques de « désordre » (instruments de carnaval de Bolivie délibérément non accordés, syntaxes aléatoires, lamentations funèbres hétérophoniques, polymusiques, free Jazz) regroupant de nombreuses expressions non soumises à des normes de régulation ou – ce qui ne revient pas tout à fait au même – soumises à des normes de non-régulation. 

La classe 4) enfin renvoie aux paysages sonores et aux sons naturels aléatoirement superposés (vent dans les feuilles, cris d’oiseaux, cloches dans le lointain, aboiements, etc.).

Sur cette base [5],, il est conventionnellement et indubitablement admis de reconnaître le statut de musique aux sons relevant de la première classe de sons, à ceci près que, comme le Canada Dry (qui a tout de l’alcool, mais qui n’en est pas), certains sons peuvent être tout à fait organisés par des hommes à des fins musicales et non perçus comme tels. En témoignent les réflexions de publics désemparés affirmant « ce n’est pas de la musique », au sortir d’un concert de musique contemporaine. À l'autre bout de la chaîne, ce qu'on appelle désormais les "paysages sonores", qui ne sont pas nécessairement organisés par l'Homme, ont quelques bonnes raisons pour candidater dans la catégorie Musique. 

La définition de Blacking est donc à la fois trop large et insuffisamment discriminante (Organisé+Humain ne veut pas nécessairement dire "Musique" – à commencer par la langue);  Mais elle est aussi trop étroite (elle laisse notre locomotive en gare de Mulhouse et renvoie les oiseaux à leur catégorie de volatiles bruyants).

Il reste encore un problème qui tourne autour de la notion de « son »  et qui hante semble-t-il les ethnomusicologues. et qui peut se résumer ainsi : va-t-il de soi que la musique ait besoin d’une enveloppe acoustique pour pouvoir être considérée comme telle. Qu’en est-il exactement ? La question est très large, bien entendu. Elle revient à considérer que la production musicale ne se réduit pas à sa trace acoustique, et notamment qu’elle a une forme d’existence à la fois de deçà ou au-delà des ondes sonores qui emplissent l’air de leur présence. Cette présence non sonore de la musique est soumise à plusieurs ordres de causalité.

On notera tout d’abord que si l’instrument de musique est arboré, accroché au mur comme le violon chez les lautari des Balkans ou les tambours conservés jalousement dans un grenier à grain, (au Haut-Atlas marocain), ou encore orné de petits miroirs contre le mauvais œil comme dans les cornemuses calabraises c’est bien que, même lorsqu’ils ne produisent pas de sons, ces instruments conservent quelque chose de leur pouvoir. De fait, ils sont silencieux, mais non muets. En sommeil, ils sont toujours vivants et à ce titre efficaces. Leur retrait temporaire de l’action – leur silence imposé en quelque sorte – ne suffit pas à oblitérer cette efficacité. De la même façon, même lorsqu’ils ne sont pas joués, les instruments de musique pulluwan sont encore des vecteurs actifs de la prospérité qu’ils induisent lorsqu’ils sont joués, principalement durant des rituels où leur présence est indispensable (Guillebaud 2008 : 174).

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