Lortajablog: ça se discute

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II. L'IMAGE MUSICALE DU SOUVENIR. 

2006 – "L'image musicale du souvenir: "Georgia on my mind" de Ray Charles, L’Homme, Revue française d'Anthropologie, 177-178 : 49-72.

Pragmatique

Référence B.L.-J. sur le sujet :

2004 – « Ce que chanter veut dire ». L’Homme, Revue française d'Anthropologie, 171-172 : 83-102. 

Le passé pathétique


Pour parler des affects – et en particulier de ceux qui se vivent avec douleur – la langue castellanese [de Castelsardo, Sardaigne] utilise le verbe « patere » (dans lequel se retrouve le verbe latin « patiri » 1 en réservant au participe passé substantivé – « patutu » –  un usage particulier : Le « patutu », c'est « ce dont on a pâti », « ce dont on a souffert », et aussi « ce qu’on a aimé dans le passé ». C’est donc un affect-souvenir, qui n’existe que par la mémoire qu’on en a.

Barore T., pêcheur, chanteur et poète de Castelsardo, utilise fréquemment ce concept, qu’il dit « essentiel » à son inspiration. Le patutu – le "pâti" – est pour lui le principe actif de sa propre création poétique . « En l’absence de patutu, les muses sont muettes », dit-il . En d’autres termes l’inspiration fait défaut.
 
Cette observation de Barore relève d’un processus complexe, dont on peut tenter de retracer les étapes. En fait, le phénomène de réminiscence 2   auquel il renvoie  associe en un seul et même temps deux expériences sensibles distinctes.  
   Il y a tout d’abord une première expérience sensible qui touche le sujet à un moment passé de son existence : situation amoureuse, joie, ravissement, instants de fête, mais aussi passion douloureuse ou même souffrances physiques et morales [à préciser]. Tout se passe comme si ce  « passé pathétique » qui jadis affecta Barore et qui peut, tout autant affecter chacun d’entre nous,  prenait, avec la mémoire qui se le réapproprie, une tonalité affective tout à fait nouvelle 3 .
    Mais, dans une seconde représentation – celui de la réminiscence proprement dite – le souvenir renvoyant à une expérience passée perd soudain sa fonction de vestige pour atteindre la conscience de plein fouet et devenir un deuxième affect, très démarqué du précédent. Provenant d’une expérience sensible réactivée, convoquée par une mémoire associative, ce deuxième affect devrait en principe être identique au premier. Or, il en diffère en ce sens que :
 
1) Le présent, tirant de son sommeil la représentation première, a vite fait de la faire déborder du lit de Procuste dans lequel  – telle La belle au bois dormant –, elle semblait couchée. S’y associent, dotées d’une étrange et nouvelle force, un ensemble d’affects renvoyant à ce passé (cf. "la madeleine" de Proust).

2) La représentation seconde – alias réminiscence –  se pare d’une tonalité affective toute particulière, fondamentalement démarquée de l’expérience sensible initiale. Tristesse, nostalgie, etc. deviennent la couleur dominante de cette débordante re-mémoration.

3) Sous l’effet des affects et de leurs exigences, les deux transformations conjuguées donnent accès à un champ de représentation considérablement élargi – celui des Muses : un champ d’une espèce particulière et d’une nature quasi transcendante, que cultive l’imaginaire arcadien de Barore T. ; un champ donnant accès à de nouvelles pensées et de nouvelles images, là où souffle l’inspiration.

4) D’intimes qu’elles étaient au départ, les représentations 1) et 2) soudain télescopées, créent ce qu'on pourrait caractériser comme une "tension créatrice" .  Pour le poète, comme pour le musicien "inspiré", il n'y a plus qu'à les mettre en partage. Mais pour cela, il faut encore les formuler selon des règles, qu’elles soient langagières, poétiques, vocales et musicales afin qu'ellels puissent prendre, en performance, la forme d'une nouvelle trace, à la fois orale et indélébile, propre à affecter de nouveaux destinataires. C’est ainsi que la boucle se boucle.
 
Barore T., chantant avec G. Brozzu, Mario Serra, Angelo Satta, un chant d'Aggius (Castelsardo 2004).

En sarde
[gallurese] 
Tantu tempu, dunosa, era in disiciu di ‘idè a teni/
pa la jenti odiosa sogu eu, graziosa, in tanti peni;
* O In tanti peni sogu,dunosa, si no vengu a visitatti;
si senza di te stocu l’ammiratti gja m’è valutu pocu [...].

traduction : Depuis tant de temps, ma chère, j'ai le désir de te voir
et à cause de personnes odieuses je me trouve, ô très chère, très en peine.
Je me trouve très en  peine; mais si je ne viens pas te rendre visite
et sans même ta présence, il ne me sert à rien de t'aimer [...]


Ecoutons-voir  : ce texte est le texte de base, chanté, encore aujourd'hui à Aggius [gros village situé à une soixantaine de kilomètres de Castelsardo]. On notera divers ajouts de Barore, glissés à l'intérieur du chant  : Au tout début,  à l'adresse du "bassu" placé à sa gauche " – ça c'est la chanson qui ne te plaît pas!" ; puis, adressé à lui-même "– Non, ce n'est pas juste... la voix saute, tu comprends, elle est enrouée!" au début du passage noté * : quelques mots d'encouragement murmurés par deux femmes (dont la maîtresse de maison)  qui se trouvent de l'autre côté de la table; le "bassu" se réapproprie le discours et dit : "Eh! avec l'effort  que tu fais, c'est normal qu'elle saute, ta voix!". Durant le chant, on doit être attentif aux ouvertures vocaliques occasionnelles ou récurrentes, parfois forcées même, transformant continuellement la nature phonémique des mots,

 
 
L'analyse précédente, centrée sur l’expérience sensible de Barore T., et sur son intelligence des choses, a le mérite de révéler l’étrange rapport qu’entretiennent les affects avec le temps ou, plus précisément, avec la conscience qu’on a de ce temps. Retraçons-en le processus : 
1) d’une action ou d’une série d’actions passées, la mémoire garde une trace affective;
2) c’est à partir de cette trace que se construit le retour dans la conscience de cette action première, de sorte que,
3) cette seconde représentation (alias réminiscence) tire son originalité et sa force du fait qu’elle ne se cantonne pas dans les étroits contours de la première;
4) soudain débusquée, la trace originelle perd sa qualité de simple résultante  et devient une nouvelle construction à la fois mentale et affective. Elle provoque chez le sujet une sorte d’empathie avec lui-même qui a pour principale propriété de produire à son tour de l’action;
5) de subie qu’elle était au départ, la représentation passée fait irruption dans le présent et, en affrontant l’imprévu, s’ouvre sur le futur. Au-delà de l’objet premier dûment reconfiguré, elle fait surgir un contenu et produit de nouvelles images poétiques qui, for some reason 4 ,  ne demandent qu’à s’actualiser. Et qui, occasionnellement le sont.
 
C'est en cela que, comme l’affirme avec perspicacité Barore T. – pêcheur de poissons et de mots –  la réminiscence est une clé d’accès « essentielle » au domaine des muses. Un domaine qu’il visite autant qu’il le peut et en compagnie surtout, pour y cueillir des fleurs 5 , des sons et des images, autant pour les offrir aux autres que pour mettre à l’épreuve sa propre bravoure 6 .

Ce qui nous intéresse dans ce processus, c’est le renversement qu’il opère, transformant l’effet second en cause première. Il rappelle, on ne peut plus clairement, le caractère central des affects qui, dans cette perspective, ne peuvent plus alors être envisagés comme de simples propriétés sensibles dépendantes d’une action (ce qui, en pratique, les rendraient secondaires) : les voilà devenus moteur de représentation et générateur d’actions

.
 


COMMENTAIRES
Pour d'autres considérations sur  la "nostalgie créatrice et fondatrice de la tradition" cf. un écrit de Jean During, très intéressant notamment en ce qu'il déborde largement des frontières méditerranéennes que je m'assigine, :  "De la nostalgie et de la peine comme fondements des traditions musicales".  M. Demeuldre éd., Sentiments doux-amers dans les musiques  du monde, (137-147) Bruxelles, 2004. Accessible en ligne : <http://www.ethnomus.org> , sous le nom de Jean During, membre du CREM.

 

Notes

1 .Prenant lui-même en relais la notion de  « pathos » en grec @ …

2 . Revoir, pour la citer et la commenter  la définition qu’en donne Katell Morand - référence ?

3 .C’est pour cela que Barore T.  fut très ému en août 2007 en voyant le film « Chant d’un pays perdu », présenté à Castelsardo, et tout particulièrement par les chants de Shaban Zeneli,  chanteur tchame, chantant sa Tchameria perdue : à travers Shaban, le film met en scène un mécanisme de souvenir douloureux qui est très familier à Barore et qui, pour lui est « essenziale ». L’originalité de la position de Shaban Zeneli, par rapport à celle de Barore T. tient au fait que le mécanisme de sa nostalgie ne repose pas sur des faits vécus (il n’a pas enduré personnellement le drame de la Tchameria), mais sur les récits qu’on lui en a fait ou la représentation qu’il en a, ou qu’il veut en donner.

4 . Au rang de ces raisons,  l’art poétique tout entier, bien entendu, qui a ses principes et ses lois.

5 . Fiori , fioretti et fioriture, en italien – et flores en sarde : ces termes techniques que l’on ne peut réduire à de simples « floritures », sont utilisés pour la poésie comme pour la musique. Ils désignent des procédés d’improvisation et d’ornementation de diverses natures et toujours complexes. 

6 . L'analyse que je propose de la 'nostalgie productive' de Barore T. (alias patutu) a été traduite en italien et discutée sur place à Castelsardo. Pour des raisons de "riservatezza", je renonce cependant à insérer la correspondance qu'elle a suscitée.

 

III. In Musica : LA PRÉSENCE DE L'AUTRE

 

1. La voix de son maître

Orgosolo, Sardaigne, 15 août 2011. C’est la fête de la Madone. L’Assomption. Le profane et le sacré s’entremêlent. En tête de la procession, près de deux cents chevaux caracolent tandis que derrière, les femmes égrènent le Rosaire – acte dont les composantes, dévotionnelles et musicales sont totalement indissociables. Tout le pays est là, dehors, bien entendu. À  être dans la procession, serré contre ses semblables, on ne sait pas s’il faut regarder le ciel – où, en ce jour, la Madone s’est envolée – ou bien le sol, beurré de crottin de cheval. Tant qu’à faire, mieux vaut éviter de tomber dans les rues escarpées du village.

Cette visite à Orgosolo me conduit vite chez Franco et sa famille. Trente deux ans jour pour jour séparent cette visite de la précédente. La première fois – Franco  n’avait pas douze ans –,  c’était le 15 août 1979, jour des funérailles d’Antonello Godi , l’accordéoniste officiel d’Orgosolo. Il avait été mon maître. Disons que j’avais passé quelques heures avec lui au cours desquelles il avait joué « son » ballu, sa danse. Telles furent les limites de sa pédagogie, et donc de mon apprentissage. Aujourd’hui, son ballu n’est pas dénommé ballu d’Antonello, mais ballu d’Orgosolo : en Sardaigne, les villages ont l’étrange pouvoir de faire de la tradition à partir d’innovations que chaque individu apporte. C’est ainsi que toute nouveauté technique ou artistique devient organiquement une chose du « pays » [paese [1]] , voire l’emblème même de ce pays.

Franco se rappelle et me le rappelle : « En 1979, à l’accordéon, toi, Bernard, tu jouais le ballu d’Orgosolo tout le temps  [il s’agit d’une exagération!] et même sur la place du village, pour faire danser les gens ! » « – Oui, sans doute, dis-je, mais je me souviens mal de tout cela et moins encore de votre ballu ».

Ils sont solides ces souvenirs d’enfance de Franco ! Reste à les mettre à l’épreuve : on m’apporte un organetto­, de belle facture d’ailleurs – un petit accordéon diatonique – en m’intimant d’exécuter ce ballu, ou pour mieux dire de « m’exécuter » au nom d’un passé qui brûle encore, non seulement dans la mémoire de Franco, mais dans celle de toute sa famille fêtant aujourd’hui le retour de « leur » ethnomusicologue.

Je prends l’instrument un peu inquiet, car il y a bien longtemps que je ne le touche plus. À ma grande surprise, le son sort, et même pas mal du tout, profond, dense et juste,  happé en quelque sorte par l’ambiente orgolese [2]. Il resurgit de l’espace qui le fit naître, là où, il y a trente deux ans, je faisais danser les gens, mais cette fois devant des enfants grandis, de leur progéniture, et de leurs parents, à peine plus âgés que moi, qui furent mes hôtes à l’époque; le ballu dans sa carrure propre, semble vivre à nouveau sous mes doigts. Et, en même temps que lui, tout ce qui avait accompagné son existence.

Une version à l'harmonica, simple et efficace, du ballu d'Orgosolo

<http://www.youtube.com/watch?v=zrk--5-vWoQ>

 

Une quinzaine de secondes suffisent [elles correspondent au cycle des pas de la danse] pour que les femmes de la famille (les hommes un peu moins) s’émeuvent, s’excitent et lancent en une bouffée de voix homophones  : « – È Lui ! »  « – C’est lui !» . « – C’est lui qui ? » demandé-je en supposant que le pronom personnel renvoie au ballu. « – C’est lui, Antonello ! », réplique-t-on d’une seule voix.

Nous y étions de nouveau : à Orgosolo dans les années 70. L’ami disparu était revenu. C’était Antonello et moi en une seule personne. Et après ce moment d’émotion porté et révélé par la musique, il ne s’est plus agi que d’Antonello, de son frère, à l’époque en prison, de ses neveux, etc.[3] . Et j’y étais, moi aussi, mais d’une façon différente, plus professionnelle qu’affective. Car, pour moi, cette ambiguïté de nomenclature entre « ballu d’Orgosolo » et « ballu d’Antonello » tombait à pic. Elle répondait à mes interrogations sur la nature de la musique, sur les rapports entre composition et création, entre auteurs et interprètes. Elle touchait à la stabilité des formes musicales villageoises, aux dynamiques du changement, à la problématique du « copyright » dans les musiques de tradition orale et surtout à la nature proprement humaine de la communication musicale.   

Depuis longtemps, je savais – et l’avais écrit déjà plusieurs fois – que , dans les petits pays de la Méditerranée, la musique n’est jamais un simple système de sons et de rythmes. Mais il me restait à explorer de quelle façon une œuvre orale, supposée anonyme, véhicule une identité ou, plus largement, porte la trace de quelqu’un. C’est ce que cet article se propose de faire en se fondant sur plusieurs observations ethnographiques.

En fonction du degré de généralité que l’on reconnaîtra aux faits rapportés, on pourra conclure qu’il n’y a pas de « musique pure », au sens que donnerait à ce mot un Hanslick ou un Meyer. La musique est d’abord un moment de vie, et tout autant la marque indélébile de celui ou de celle qui l’a jouée et imposée et qui a su créer quelqu’indéfectible moment de temps partagé.

En d’autres termes, le son, lorsqu’il est « humainement organisé » oublie rarement l’identité de celui qui le produit et qui lui permet d’être ce qu’il est. Certes un certain « dépiquage » – opération qui consiste à trier le grain et l’ivraie – est toujours possible. Entendons par là que le grain [le son] peut être séparé de l’ivraie [le contexte], notamment par le recours à l’enregistrement sonore. C’est bien à ce « dépiquage » analytique que se livrent la majorité des musicologues. Considérant que les conditions d’exécution de la musique relèvent du « non musical », ils réduisent celle-ci à sa seule forme sonore.  Cette façon de faire n’est pas la mienne.

Car cette opération fausse les faits. En pratique, elle revient à stipuler que le plan acoustique peut impunément se détacher de ses conditions de production. Cela revient à oublier que, sans les acteurs qui les animent, les réalités acoustiques se désincarnent : sans corps ni bras, se confondant avec sa seule trace, la musique a certes une existence, mais une existence toute particulière; elle est un objet qui bouge pour vos oreilles, à la façon d’une pantomime sonore qui nécessite que vous fabriquiez vous-même les clés pour accéder à son sens.

{xtypo_alert}L’épistémè de l’ethnomusicologue se fonde sur d’autres principes ; elle part du principe qu’on ne fait pas de botanique à partir d’herbiers, ni de biologie à l’aide de papillons épinglés dans une boîte et, in fine, que l’analyse des cendres ne nous apprend rien sur la nature du feu.{/xtypo_alert}

2. Une mémoire bien peuplée

Cette « incandescence » socio-musicale, nourrie au lait de diverses traditions orales encore vives, se décline de plusieurs façons.  C’est ainsi qu’au Haut-Atlas berbère, c’est souvent qu’on entend les femmes chanter dans les champs. Fait étrange, émouvant, mais aussi paradoxal et contradictoire, dès lors qu’on sait que, chez les Berbères du Haut-Atlas la pratique musicale est soumise à un ensemble hiérarchisé de sévères prohibitions [4]. Mais ces femmes chantent pourtant. Si elles le font, c’est qu’elles estiment qu’il n’y a pas d’oreilles pour les entendre et que, au fond, elles n’ont pas à être entendues. Les voici donc tranquilles ; elles travaillent loin des maisons et entrent en communication non pas avec un auditoire, mais essentiellement avec elles-mêmes. Tout au plus, chantent-elle pour l’écho des montagnes.

Bien sûr, ce qui sort de leur bouche, c’est ce qu’elles ont en tête ; mais l’enquête montre qu’elles font entendre surtout des airs et des vers que d’autres ont chantés auparavant dans des conditions qui, elles, étaient pleinement admises. Ce sont le plus souvent des airs d’ahwash [5] qui furent exécutés dans l’enceinte du village, les jours précédents, lors d’une grande fête collective que chacun garde en mémoire. Ce qu’elles ont en tête n’est en fait qu’une reprise de ce qui fut produit à  la fête. Dès lors, il y a au moins deux raisons pour que les femmes s’autorisent à délier librement leur voix (et sous-entendu leur corps) :  l’absence d’un destinataire clairement identifié et le fait qu’elles ne révèlent rien qui ne soit déjà connu : elles ne chantent pas ; elles citent et « re-chantent », ce qui n’est pas du tout la même chose.

En « re-chantant » ainsi, une femme seule [et tout autant un homme, bien sûr] ne reproduit pas la fête, mais réactive pour son propre compte, l’expérience qu’elle en a eue ; elle revisite, à sa façon, la situation qu’elle a vécue. Quant à l’ethnologue, s’il veut bien enquêter sur le sujet, il pourra apprendre que le distique chanté par cette femme avait été entonné et rendu public par un certain Mohammed, ou Hassan (ou whoever) venu d’un village voisin et que cet homme-là, justement, fait des visites discrètes mais soutenues à notre paysanne-chanteuse quand elle garde les vaches. Nourri de rêve, ce distique chanté acquiert donc une « saveur » toute particulière. Mais, au-delà de l’anecdote, il y a là un processus général : en se nourrissant d’expériences humaines, la forme musicale abandonne une bonne part de sa prétendue  pureté.

3. Chanter/convoquer

Tournons-nous maintenant vers la Roumanie, où plusieurs auteurs, dont nous-mêmes, se sont interrogés sur le phénomène des mélodies « personnelles » et « appropriées » (Bouët et altri 2002, Bonini Baraldi 2010). L’affaire, assez complexe, se résume en ces termes : dans le cadre de communautés étroites – de « petits pays », dirions-nous –  peu de mélodies ont un statut anonyme et peu sont orphelines. Entendons par là que chaque chanteur, danseur et acteur d’un village, essentiellement dans la Roumanie rurale, s’estime propriétaire d’une mélodie, d’un air, d’un dants comme disent les gens du Pays de l’Oach. Cela ne lui confère pas le statut de compositeur ou d’auteur, mais renvoie à un contrat de propriété que des hommes (ou des femmes) entretiennent avec certaines configurations mélodiques. Comme le note justement Bonini Baraldi (2010 : 287), dans ces circonstances « la musique est porteuse d’émotion, non tant pour ses propriétés formelles que pour la relation qu’elle entretient avec le monde extra-musical  des êtres humains [6] ».

Or, ces airs « attribués », en principe circonscrits à une région ou à un ensemble de villages, sont bien connus des musiciens professionnels – le plus souvent violonistes –  chargés d’animer les fêtes. Suivant le dispositif socio-musical employé (e.g dans les noces), jouer de la musique c’est faire le tour des propriétaires, pourrait-on dire. C’est ainsi que chaque fête est « personnalisée », au sens premier du terme : il s’agit, pour les musiciens, d’offrir en hommage, à chaque chanteur ou danseur sa propre image acoustique –  de lui jouer « la mélodie qu’il a dans le cœur » nous dit Bonini Baraldi (opus cit. : 289).

Il en résulte que, stricto sensu, l’identité musicale d’une fête – en général des noces –  se compose de la totalité des identités de ceux qui honorent cette fête de leur présence [7]. Non seulement, les gens de la fête sont co-producteurs et destinataires de toutes les formes musicales qui émergeront, mais encore, le nombre, la densité, l’importance et l’ordre même des mélodies qui sortiront des doigts et de la tête des violonistes dépendront  des hommes et des femmes qui, parce qu’ils étaient là, en ont suscité l’apparition.

Voilà pour le principe, car dans les faits, les choses sont un peu plus compliquées et Bonini Baraldi (opus cit. : 290) a raison de souligner qu’il convient de distinguer les points de vue : celui du propriétaire déclaré comme tel et celui que l’on considère comme propriétaire d’une mélodie – l’important en la matière étant de comprendre que le sentiment de propriété ne relève pas d’un « savoir dogmatique » (opus cit. : 294) ; il est seulement le fruit d’une appropriation contractuelle instable, fondée sur une relation qui doit être constamment réactivée dans le jeu  musical. Sinon, le mécanisme perd sa vigueur. Au total, c’est dans cette confrontation entre une certaine réalité acoustique et le vécu de cette réalité que se construit la représentation musicale, laquelle ne peut fonctionner hors d’un contact statutaire entre les différents acteurs qui lui donnent vie et forme.

4. chanter/reconnaître

Retour en Sardaigne, du côté de l’écoute  « experte » [8], cette fois : celle des tifosi, des grands amateurs. Ces tifosi sont spécialisés et généralement exclusifs les uns des autres. Entendons par là que certains se dévouent à la poésie (ils suivent avec assiduité les poètes professionnels dans les fêtes patronales où ils se produisent) ; d’autres ne veulent entendre parler (et chanter) que des cantadores « à guitare » dont ils aiment la puissance et admirent les exploits vocaux, etc. C’est ainsi que la Sardaigne (au moins rurale) superpose des zones de savoir, des lieux de mémoire et des modes d’écoute culturellement distribués [9]

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Une compétition assez "hot", avec participation bien audible du public (enregistrement offert par Salvatore "Lanterna")

Or, une oreille experte – celle des connaisseurs de chant à guitare, par exemple – est le produit d’un conditionnement et d’une solide « cultura del canto ». Comme le dit Édouard Fouré-Caul-Futy (2009 : 69), « cette  culture du chant’ désigne  […] la capacité de pouvoir juger chaque ‘oghe [10] par rapport à l’ensemble des interprétations antérieures qui circulent et s’échangent dans toute l’île sous la forme de cassettes. Cela nécessite de savoir identifier et répertorier les parcours mélodico-rythmiques les plus utilisées de ce vaste ensemble ». L’expert est toujours doté d’une grande mémoire.

Il ressort de cette logique qu’une ‘oghe est liée à son acte de naissance supposée et existe à travers les liens existentiels qu’elle entretient avec ceux qui, au cours de leur vie, l’ont exécutée et fait connaître. L’homme (parfois la femme) est donc inéluctablement présent dans de nombreuses mélodies d’un vaste répertoire, et l’écoute experte cherche à répondre à un difficile pari  qui consiste à connaître l’identité exacte et réelle non seulement des différentes ‘oghes, mais aussi de ceux qui en furent les créateurs-interprètes. Or, en l’absence de critères clairs, capables de définir de façon univoque les limites précises d’une ‘oghe – laquelle n’existe de toutes façons que sous forme de variante –, on se rend bien compte que ce pari est quasiment impossible et ne peut déboucher que sur de la diatribe. Cette difficulté à s’accorder sur ce qui constitue l’objet même de l’expertise n’est pas si grave au fond. Le désaccord renforce les clivages et alimente les passions. En pratique, si untel attribue à un Mario Scanu une ‘oghe qu’untel autre attribue à un Leonardo Cabizza c’est parce qu’il préfère Scanu à Cabizza, alors que l’un et l’autre chantent des mélodies parfois très semblables.

Quoi qu’il en soit, l’écoute  experte  a pour corollaire la mésentente et d’inévitables discussions portant moins sur l’objet musical que sur ce qui le légitimise : qui a chanté cela le premier ? qui a copié qui ? qui a transformé quoi ? Sous chaque tournure mélodique (giru)  chacun avance un nom : alors qu’elle aspire à la transcendance pour vivre au-delà des mots, la musique est en Sardaigne, très largement, une histoire de noms.

Le processus dans son ensemble n’est pas sans rappeler celui qui vient d’être décrit pour la Roumanie : un impératif besoin d’attribution d’identité est la cause d’un choix que seule une « ignoranza del canto » pourrait croire secondaire.  Mais, contrairement à la situation roumaine, il y a ici transfert symbolique de l’identité : ce n’est pas votre propre mélodie qui compte ; ce n’est pas celle qui vous habite, au point de vous sentir affectivement et métonymiquement lié à elle. C’est celles qui appartiennent à d’autres que vous-mêmes , mais que vous sentez à leur manière ; elles sont aussi à vous  puisque vous les chérissez et que vous savez les chanter. Vous vous accordez alors le plaisir de les voir vivre en ce jour de fête sur le palco [11] en présence de tous.

5. se souvenir/agir

Des quatre cas de figure précédents, on retiendra que l’acte musical est un acte de réitération –  une « réitéraction », pourrait-on dire. Toute performance s’inscrit dans une perspective, à la façon d’une route qui se voit jalonnée de diverses performances, de diverses circonstances et de divers acteurs qui ont su la particulariser. En cela réside son ambivalence fondamentale : elle célèbre le présent en même temps qu’elle convoque un passé, la mémoire ayant à charge de faire revivre avec une intensité particulière des espaces, des êtres et des expériences sensibles qu’on croyait perdus. C’est à ce titre que la musique abolit le temps. Ce thème proustien est trop connu pour qu’on y revienne, et d’ailleurs, on voit mal comment l’explorer mieux que l’auteur de La Recherche [12]

Mais le rôle de la mémoire ne se limite pas à un pouvoir d’évocation de lieux, de situations ou encore à une capacité à convoquer des êtres chers. Elle ne se contente pas d’être un simple échafaudage donnant accès à des paradigmes sémantiques. Elle est dotée d’une force proprement créative, voire compositionnelle, qui mérite qu’on s’y arrête. En effet, elle ne puise pas dans la conscience des images toutes faites pour les trier, les utiliser et en jouer. L’existence de ces images, leur enchaînement et leur organisation sont en prise directe avec les stimuli qui orientent de façon décisive l’acte de conscience ; de sorte que la mémoire est d’autant plus féconde qu’elle s’ouvre aux affects, et d’autant plus créative qu’elle se soumet à des forces qui en conditionnent le fonctionnement.

C’est à la lumière de ces considérations qu’il faut entendre des lamentations funèbres de femmes, notamment en Albanie (Kondi, s.p.) ou en Roumanie (Bonini Baraldi 2010). Ces lamentations ne procèdent pas d’un système clos sur lui-même. Elles n’existent que par les relations directes qui se créent entre le mort (généralement, il est là, dans son cercueil ouvert, le visage face au ciel), les lamentatrices et  tout autant, l’assistance, active elle aussi [13], qui soutient sans relâche la dramaturgie de l’ensemble. 

La densité des interactions impliquées par les bocete (Roumanie) ou les vaj (Albanie) incite à ne pas les voir comme des formes vides qui, occasionnellement, se rempliraient d’affects. Il n’y a pas de degré zéro de bocete ou de vaj , pas de schéma qui se verrait transmis en dehors des situations dans laquelle les femmes chantent, crient, râlent, soufflent, inspirent et expirent ; pas de forme qui existerait en dehors de l’action socio-musicale et des circuits émotionnels qui lui donnent vie. Le bocete ou le vaj n’ont pas d’existence en dehors d’une transmission entièrement contextualisée. Ils impliquent alors : 1) le souvenir d’autres situations analogues préalablement vécues irriguant l’imaginaire des lamentatrices et conditionnant leur prestation vocale (e.g. funérailles d’un parent proche mort précédemment) et, tout autant  2) la nécessité de manifester une douleur présente, instantanée et, si possible plus intense que celle des autres pleureuses. De sorte que l’exécution est d’autant plus belle, plus poignante et plus efficace qu’elle est inédite, nouvelle et inattendue.

Ce qu’il importe de comprendre, c’est qu’un vaj est d’autant plus vaj et un bocete d’autant plus bocete qu’il implose sous la pression de l’émotion qui le fait naître durant le rituel de deuil. C’est ce qui l’authentifie et le légitimise [14]. L’expression de la douleur implique une hétérophonie très ouverte, une distorsion des sons (voix éraillée,  transitoires abrupts), s’accompagne d’incertitudes scalaires, d’intervalles décalés, de glissandi, de ruptures et se traduit par une certaine inharmonicité (spectre bruité). La forme est tout entière assujettie au corps douloureux qui l’insuffle et à l’émotion criante qui la rend sonore. Elle n’existe qu’en cela.

Certes, un vaj  comprend aussi de nombreuses images convenues et des clichés, mais ces clichés ne sont que des repères d’énonciation et ne prennent de signification qu’à travers la voix qui les porte et dont la principale fonction est d’établir une relation directe entre le mort, ses célébrantes et l’assistance. Plus que le contenu, c’est le mode de proclamation qui compte. Et, de même qu’une forme sonore n’a pas d’existence propre, en dehors de celui ou de celle qui l’incarne [cf. la critique du « dépiquage » exposée en début d’article], de même les énoncés d’une lamentatrice n’ont pas d’autonomie – et à la limite, pas d’existence –  en dehors de l’instantanéité de la voix qui les exprime. Elle n’existe qu’à travers l’intensité de la douleur, jouée ou réelle (et sans doute les deux à la fois) qui unit les lamentatrices  au mort et c’est ce mort et cette douleur qui conforment leurs pleurs. En d’autres termes, le bocete ou le vaj, en tant que formes, n’ont pas d’existence en dehors de relations contractées, selon deux axes : le premier est le lien de parenté (ou d’affection) au mort (Bonini Baraldi, opus cit.), le second, celui de la performance elle-même, de ses nécessités, mais aussi de ses aléas et des continuelles interactions qui la déterminent.

6) La Muse souffrante

Shaban Zeneli est un chanteur résidant à Fier, au centre-sud de l’Albanie. Il est Tcham, c’est-à-dire albanophone (musulman), originaire de Grèce. Ses familles paternelle et maternelle ont été renvoyées en Albanie après la guerre de 40. De Fier, il lui arrive de retourner en Grèce pour visiter sa terre d’origine et se rendre dans le village abandonné qu’occupaient les siens.

Sur place, à Vasiliko, il touche longuement les grosses pierres des murs en ruine de sa maison familiale. Ce voyage, la vision du village abandonné et le fait de toucher les murs de la maison de ses ancêtres, créent, comme il le dit lui-même un [intense] « état émotionnel » … et alors il chante. Il émet d’abord des gémissements modulés en voix de fausset qui, de fait, s’apparentent au vaj qu’exécutent les femmes (cf. ci-dessus).  Puis il passe en voix de poitrine, en insérant dans son chant des syllabes sans signification. Enfin, au fur et  à mesure que le chant progresse, il élabore des phrases musicales plus complètes avec des paroles, où le mot « Tchameria » [le pays tcham, terre de nostalgie]  devient le motif central.

La chaîne de production du chant suit donc une logique où le « pays perdu » et ses pierres mortes – que Shaban semble vouloir tirer de leur inertie en les touchant – produisent une force émotionnelle qui se transforme en production sonore, d’abord pleurée, puis mélodisée et enfin textualisée [15].  Le processus créatif et l’exécution suivent un parcours où sont associés en une chaîne affective unique : le pays perdu, le village abandonné, la pierre morte, le corps gémissant, la formule-cantilène calée sur la respiration, puis le texte verbal qui n’échappe pas à une charpente motivique. Après quoi, le chant devient une forme complète, prête à être exécutée et entendue.

Ce qu’on peut retenir de cette opération à la fois complexe et logique[16], est que ce n’est pas sous sa forme achevée –  celle qu’on peut entendre en concert ou entre deux tablées à l’occasion de noces albanaises – qu’il faut approcher le processus musical. Celui-ci inclut une mémoire peuplée d’êtres disparus et se fonde sur une chaîne d’élaboration apparemment discontinue, où sont convoqués une Histoire (avec un grand H), l’exil douloureux d’hommes et de femmes et leur mort. Ce contexte intensément revécu s’incarne dans une représentation synthétique et personnelle qui affecte le chanteur et met en action son pleur, sa voix modulante, ses schémas de modalité et ses mots.

Musique, mémoire et possession [conclusion]

En conclusion, on peut souligner une certaine analogie existant entre la musique et la possession. Certes, le mot « possession » renvoie à une forme de spiritualité et évoque l’opération par laquelle des esprits ou des génies s’emparent de la tête et du corps de leurs adeptes ou victimes. Mais la possession se fonde, comme la musique, sur une relation d’assujettissement et se caractérise par son « effet de retour » : l’adepte convoque des êtres qui, en retour, manifestent leur pouvoir de sorte qu’en définitive, c’est lui, l’adepte, qui fournit les armes de sa soumission.

Considérer la musique à partir de cette analogie, c’est refuser de la penser comme inerte. Cela revient à ne pas la voir comme un simple « device » qui s’adresserait à l’oreille seulement pour satisfaire son plaisir. Elle ne peut être enfermée à l’intérieur de sa seule coque acoustique. La forte mobilisation affective liée à sa pratique et à son écoute la dote d’une agentivité particulière. C’est ainsi qu’elle est toujours associée à des représentations intimes et interpersonnelles. Contrairement à ce que suggère le point de vue sémiologique classique, sa potentialité symbolique est très forte et ne se limite pas à quelques associations ponctuelles entre fond et forme. Elle infiltre la totalité de la vie affective et vient se loger dans les plis les plus secrets des relations humaines.

C’est bien ce qui se produit dans les six cas abordés (bien entendu, d’autres exemples auraient pu compléter un si vaste chantier). 1) Les notes d’un ballu de Sardaigne font danser une population villageoise et, simultanément évoquent la présence du musicien qui le jouait, il y plus de trente ans ; 2) une femme du Haut-Atlas re-chante le distique d’un ahwash  chanté par un homme venu d’un village voisin (sa voix souligne sa proximité affective avec lui et l’invoque indirectement); 3) ce qui n’était qu’allusion au Haut-Atlas devient norme en Roumanie, où les mélodies ont des noms – et des noms propres en tout premier lieu ; durant les fêtes, les musiciens-experts ne se lassent pas d’articuler leur jeu sur les deux composantes – sociale et sonore – du musical. Ils offrent à chaque participant les tournures mélodiques qui les identifient en tant que personne ; 4) cette mélodie-présence, personnelle et nominale, ne disparaît pas de l’horizon mental des villageois de Sardaigne, lorsqu’ils assistent aux exploits vocaux de leurs mentors ; 5) elle prend la forme d’une déchirure vocale dans les lamentations funèbres des femmes et 6) nourrit le lyrisme tragique de chanteurs à l’écoute de leur muse gémissante, évoquant des lieux que l’Histoire a rendus inaccessibles et, au-delà, l’exil et la mort.

Dans toutes ces situations, et quelles que soient ses modalités d’exécution, et ses propres apparences, la musique n’est jamais un art solitaire : elle recèle un dualisme intime, où l’Autre est en vous et manifeste jusqu’à vos oreilles, son existence. Elle porte de façon indélébile la trace de contributeurs virtuels, tout autant que celle de performances, passées ou récentes, animées d’hommes et de femmes associés à vos propres souvenirs. Bref, plus qu’un lieu de rencontre entre des sons, la musique ouvre sur un espace où cohabitent plusieurs présences[17].

Sur cette base, il apparaît que le fameux concept de « musique pure » ou de « musique proprement dite » implose et avec lui, le clivage externe/interne, lequel n’a pas de raison d’être. En effet, rien n’est externe de ce qui est intensément et subjectivement pensé ou ressenti ; bref, en matière de son et de sens, tout est interne ou, pour mieux dire, rien ne peut être « externalisé » arbitrairement  .

Quant à la mémoire, qui se décline, comme chacun sait, sous de multiples formes, on doit l’aborder d’un point de vue anthropologique, en prenant acte du fait que la musique est en toute circonstance une représentation sensible et sociale. De fait, et contrairement à ce que l’enseignement de conservatoire laisse entendre, la technicité musicale procède moins par engrangement mémoriel de formes acoustiques, que par «expérienciation» [angl. « experiencing »] de relations hautement personnalisées, à la fois mnésiques et actives (d’autant plus actives que leur force mnésique est grande). Et si, comme le dit John Blacking, la musique est du « Humanly organized sound », cette « humanisation du son » est rarement anonyme. Elle adopte ou prolonge l’existence d’êtres chers qui nous touchent  [18]  et, via l’acoustique, utilise des réseaux affectifs suffisamment complexes pour résister à une pleine exégèse.

 

NOTES :

[1] Paese est un mot italien, couramment utilisé pour définir le village et ses habitants (en sarde : « bidda »).

[2] « atmosphère d’Orgosolo » :  L’expression est aisée à traduire dans sa forme, mais renvoie à un sens beaucoup plus riche, car cette atmosphère est celle d’un lieu en effet, mais renvoie tout autant à une façon-d’être dans ce lieu.

[3] « Neveu » [nepode en sarde, nipote en italien]  comme dans la majorité des langues latines (et même en vieux français)  renvoie à deux réalités: fils du frère ou de la sœur, du beau-frère ou de la belle-sœur, mais aussi petit fils (lignages confondus). Cela fait beaucoup de monde en pratique. Concernant le ballu d’Orgosolo en tant que réalité phonique, il me faut citer une autre anecdote.

Un soir d’été, à la fin des années 80, lors d’une fête patronale d’un petit pays (paese) du centre Sardaigne, j’entends un ballu que j’identifie immédiatement comme originaire d’Orgosolo. Je demande qui est le suonatore. – « Godi », me dit-on. Je m’approche du garçon, lui disant que j’avais connu à Orgosolo, il y a plus de dix ans un Antonello Godi, qui jouait comme lui  « – Je suis son nipote » me répond-il. « – Mais c’est « son » ballu  que tu joues ». Il me le rejoue ; c’était bien « lui » en effet. Mais il m’apparut alors que le ballu du neveu comprenait des parties variées (picchiadas en sarde) que je n’avais pas entendues chez Antonello. De mon côté, j’en connaissais d’autres que son nipote ne connaissait pas ou avait oubliées. Nous passâmes une bonne heure à échanger nos savoirs, moins à produire une musique qu’à « recomposer » l’image acoustique d’Antonello. Le nipote connaissait une partie de son jeu, de ses habitudes, de ses doigtés, de ses sfumature (nuances) expressives, moi j’en connaissais une autre. Nous avions deux images acoustiques qui, se juxtaposant partiellement ou se complétant, composaient musicalement non pas tant le ballu d’Orgosolo, dont personne ne saura jamais définir les confins exacts, mais  l’homme qui l’avait incarné et que, chacun de notre côté, avions connu. De fait, nous fîmes revivre Antonello une heure durant et devant des jeunes d’Orgosolo qui ne l’avaient jamais connu.

[4] J’ai exposé ce système d’interdictions dans Lortat-Jacob 1980. Il s’agit d’un véritable système qui n’est d’ailleurs pas spécifique à une forme de puritanisme berbère . En résumé : un homme ne peut pas chanter en présence de ses enfants (et un enfant en présence de l’un ou l’autre de ses parents) et encore moins en présence d’un membre direct de sa belle-famille. Cette règles est connue de tous… et, comme toute règle, souffre de nombreuses exceptions. La fête, e.g. mariage (tamghra) constitue l’exception majeure puisqu’en cette occasion, la musique est non seulement autorisée, mais indispensable.

[5] Grande danse collective chantée et accompagnée de tambours constituant l’ossature acoustique de toute réunion festive (cf. notamment Lortat-Jacob 1980).

[6] « Extra-musical » , souligné par moi, est l’expression qu’utilise Bonini Baraldi. Je reviendrai sur cette question en conclusion.

[7] Cela ne veut pas dire que les absents n’ont droit qu’au silence, mais, plus simplement, qu’ils ne seront pas les mieux servis au cours de la suite d’airs qui « composeront » la fête.

[8] On pourrait objecter que le concept d’ « écoute experte » n’est pas vraiment satisfaisant puisqu’il n’existe pas à proprement parler d’écoute « inexperte » et que,  écouter c’est toujours expertiser. Mais il y a une certaine façon d’être expert et de se considérer comme tel, qui revient à s’attribuer un droit, voire à le proclamer : droit de mutation, pourrait-on dire, apte à transformer l’appréciation esthétique personnelle en verdict. Le « j’aime bien cette interprétation» se transforme d’abord en : « pour moi, cette interprétation est la plus belle », avant que ne soit abolie toute précaution oratoire et que le « pour moi », disparaisse. L’énoncé ne relève alors plus de l’appréciation, mais du jugement – un jugement qui s’accorde à lui-même une légitimité. Le paradoxe est que les jugements de goût prétendument objectifs se fondent non seulement sur une connaissance de la forme musicale et du répertoire, mais sur des relations proprement subjectives et strictement personnelles, voire sur une intimité avec leurs interprètes (si, du moins ils sont en vie).

[9] Cela aboutit à la situation suivante :  il y a autant de groupes de tifosi que de genres musicaux  en usage dans la plupart des villages de Sardaigne : principalement poésie chantée, chant polyphonique a tenore, chant à guitare, danse. Ce qui définit le tifoso, c’est bien entendu un attachement particulier à l’un ou l’autre de ces genres (rares sont ceux qui cumulent plusieurs passions simultanément) et aussi le fait – selon nous très important – qu’il pratique (plus ou moins bien) lui-même le genre qu’il soutient. Cet attachement particulier fait que, presque toujours, il connaît personnellement les chanteurs, poètes ou musiciens qu’il suit même parfois de fête en fête. La musique (et la danse) est donc publique, mais sa pratique s’affirme et se confirme surtout à travers des relations privées, interpersonnelles.

[10] Le mot ‘oghe n’est pas facile à traduire. Caul-Futy propose la traduction : « parcours mélodico-rythmique », mais c’est surtout une trace musicale calibrée, identifiée, mémorisée – un « tune »  diraient les anglophones.

[11] Le palco, c’est la scène – en l’occurrence un ensemble de planches posées sur des échafaudages métalliques – montée à l’occasion des fêtes de village, et surélevant de deux mètres environ les chanteurs par rapport au niveau de la place… et d’un nombre important   de décibels le niveau de leur voix grâce à une amplification généralement de médiocre qualité. 

[12] Pour une analyse de la sonate de Vinteuil, voir <http.lortajablog.free.fr>, section « ça se discute », chapitre « L’oreille de Marcel Proust ».

[13] selon un clivage très contrasté, relevé par Bonini Baraldi (2010 : 158 et sv. ) entre gens « de la famille » [neamuri] et « étrangers » [straini].

[14] Concernant la lamentation « authentique et sincère », cf. Bonini Baraldi, 2010 : 159-163.

[15] L’aventure artistique se termine par une musicalisation complète de ce texte à des fins de concert. Le texte initial devenant chanson avec accompagnement instrumental conduit par des musiciens tsiganes ou originaires de Tchameria.

[16] Documentée dans le film Chant d’un Pays perdu, tourné en 2006 à la frontière albano-grecque ;  réalisation Bernard Lortat-Jacob et Hélène Delaporte. DVD ; CNRS/Images, 2008. 

[17] De ce point de vue, je me range à la position d’un Eric Landowski (2004 : 35-36) qui parle d’une ‘sémiotique de l’expérience’. « Le sens, nous dit-il, n’est de notre point de vue ni à ‘découvrir’ tel quel parmi les choses, ni à ‘reconnaître’ dans des messages codés, ni même à ‘libérer’ en jouant de la littéralité des énoncés. Il faut toujours le construire, et le construire au moins à deux. Car s’il existe en tant que matière vive, ce ne peut être que comme le produit de la mise en présence de deux instances compétentes pour interagir en situation, l’une en tant que ‘sujet’, l’autre qu’’objet’, quitte à ce que ces positions soient en théorie toujours interchangeables ».

[18] et dont on se débarrasse souvent avec difficulté –  cf.  la description par Oliver Sacks de ce que, dans son beau livre (2009), il appelle les « vers musicaux» (« musical worms »).

 

 


Références :

 

Blacking, John

How Musical is Man ? University of Washington Press, 1973.

 

Bonini Baraldi, Filippo

L’émotion en partage, Approche anthropologique d’une musique tsigane de Roumanie, Thèse de doctorat, Université Paris Ouest Nanterre La Défense, 2010.

 

Bouët, Jacques, Sp. Radulescu, B. Lortat-Jacob

À tue-tête. Chant et danse au Pays de l’Oach [Roumanie]. Société d’ethnologie, 2002.

 

Fouré Caul-Futy, Edouard

La trace et le tracé : mémoires et histoires dans le cantu a chiterra de Sardaigne, Cahiers d’ethnomusicologie 22, pp. 63-79,  2009.

 

Kondi, Bledar

Death and Ritual Crying. PHD (s.p.), Université de Halle.

 

Landowski, Eric

Passions sans nom, PUF, 2004.

 

Lortat-Jacob, Bernard

Musique et fêtes au Haut-Atlas, Ehess/Mouton, 1980.

 

Sacks, Oliver

Musicophilia, Odile Jacob, 2009.

 



 

 

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