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3. Exploration du côté des structures sous-jacentes :

    a) Parker et Miles

C’est ainsi que jazzmen et classiques sont, pour ce qui est de la justesse, renvoyés dos à dos. Il ne s’agit pas d’approfondir la diatribe, mais plutôt d’en comprendre les mécanismes, tout en prenant au pied de la lettre le caractère irréconciliable de leurs positions.
    Nous ferons donc l’hypothèse qu’elle mettent en œuvre des aptitudes fondamentalement différentes. Nous nous intéresserons ici à celle des jazzmen produit d’une pratique de “leur” musique (instrumentale, vocale et, tout autant, acquise par l’écoute) – aptitude qu’il est relativement facile de mettre en évidence par une série d’expériences. C’est ainsi qu’à l’écoute d’un disque de Charlie Parker ou de Miles Davis des années quarante, un “bopper” qualifié n’aura pas de difficultés à mettre en relation une variation avec son thème sous-jacent et son harmonie d’origine – et ce quelle que soit la distance qui les sépare.

"Billie's Bounce" , version publiée Charlie Parker, Miles ed altri.

La première hypothèse fut la suivante : pour un jazzman entraîné, – mais non pour un musicien classique  – le thème, dans sa structure typique de be-bop ne pose pas de problème d'identification et la structure harmonique notamment reste clairement identifiable malgré le riche jeu de variations qu'enclanche Parker dès son entrée en lice.


Par chance, nous disposons de cinq prises successives de cette pièce ['Savoy session' du 29 novembre 1945] dont je donne les extraits centrées sur entrées-chorus de Parker, toutes très différentes les unes des autres :

Sur cette base, une expérience a pu être réalisée visant à tester le degré de compréhension du système de variations de Parker : elle a consisté à faire entendre les débuts de ces chorus "nus",  c’est-à-dire sans harmonie. Pour cela, il a suffi de les retranscrire et les faire  jouer par l'ordinateur, sans  accompagnement :

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 Fig. 4.  Les cinq entrées en chorus de Parker, sans leur substrat harmoniquo-thématique.


Deux populations d’experts ont été sollicités : trois musiciens classiques (dont deux titulaires d’un prix de conservatoire) et quatre jazzmen, dont un professionnel. Il leur a été demandé de trouver l’harmonie commune aux cinq énoncés.

Rien de très probant n’a été obtenu auprès de la première population d’experts –ceux de formation classique . Disons qu'ils ont été déroutés par les mélodies de Parker. Les Jazzmen en revanche n'ont pas eu de difficulté à identifier très rapidement une grille de blues – fa M, sib 7, fa M, doM7. 
Pourquoi cet exercice fut-il si difficile pour les experts en art classique ? notamment parce que, (notamment dans les formules encerclées de la figure 4) , il faut entendre un FA majeur, sous jacent; dans celles encadrées, un SI b Majeur7, ce qui – reconnaissons-le – n'est pas évident.

 

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On peut alors tenter de recomposer l'écoute Jazz : le thème, en tant qu'il est porteur d'harmonies blues, parfaitement cycliques, et qui seront maintenues jusqu'à la fin de la pièce – y compris bien entendu lors des magnifiques entrées successives de Miles – semble ne rien perdre de sa prégnance dans la pensée créative de Parker. De sorte que l'on peut, très approximativement, recomposer son écoute, par voie synthétique, en faisant jouer à notre ordinateur à la fois les chorus de l'immense saxophoniste et à la fois le thème et l'harmonie qui guide son oreille avant de diriger ses doigts : 

Version "synthétique" de Billie's bounce : exposition du thème puis superposition des cinq entrées de Parker transcrites ci-dessus.


En conclusion, on peut estimer que ce qui caractérise une population d'experts (en l'occurrence, les jazzmen), c'est sa capacité à coder sa propre écoute sur la base de la musique qu'elle a l'habitude et le goût d'entendre ou de pratiquer. C'est pourquoi, du fait de cette simple familiarité, "l'oreille-jazz" ne se sent déroutée ni par l'harmonie, ni par les carrures et mélodies brisées dont, par exemple, les boppers se sont fait une spécialité, ni par le swing qu'au contraire ils recherchent. Sans en être conscient, sans doute, ils ont échafaudé des codes qui leur permettent de mettre en correspondance les différents plans harmoniques, accentuels, intonationnels et timbriques. L'harmonie jazz ne se laisse appréhender que si on en connaît les codes (rôle essentiel de la septième majeure dans les systèmes d'accord, par exemple aboutissant à nier la consonnance simple des accords à trois sons, ou jeu de substitutions harmoniques subtiles permettant d'éviter les dominantes). Les accents sont, quant à eux à mettre en relation avec une conception du rythme et du swing, impliquant à la fois un marquage des temps et une certaine façon de se jouer de ce marquage. Le timbre ne peut être compris dans sa complexité qu'à travers des considérations sur la notion de "son" en jazz et, pour ce qui est des qualités d'intonation, on peut se référer à la partie dédiée à Chet Baker aux paragraphes précédents.

On retiendra de ces expériences que si l’expression “avoir de l’oreille” peut revêtir une certaine signification à l’intérieur d’un conservatoire supérieur de musique, elle la perd sitôt franchies les portes de ce même conservatoire : un musicien classique expert, quels que soient ses dons – disons Pierre Boulez, par commodité – est sans doute incapable de se repérer dans les finesses timbriques de la musique Techno, et probablement peu sensible à la qualité de “swing” des jazzmen 5 .  À l’inverse, il ne sera pas étonnant de trouver chez ces derniers des surdités occasionnelles portant , par exemple, sur des grandes formes du répertoire romantique.


Une affaire entendue : ce qui est étonnant, c'est que cette “oreille-Jazz”,  dont on a souligné ici que quelques aspects,  n’a guère plus de soixante ans d'âge. En fait, elle dut se former avec l’objet qu’elle a créé et domestiqué. C’est une oreille culturelle, que chacun peut acquérir, et dont le fonctionnement suppose l’existence d’un double dispositif, conforme au moins en partie à celui que soulignent les ethnolinguistes (Hess, Foss, Simpson) qui, pour la production et la reconnaissance d’énoncés linguistiques supposent la présence de deux modèles : 1) un modèle d’activation des connaissances et 2) un modèle d’intégration des événements dans une structure globale. Or, si ces deux modèles sont communs à toute l’humanité pensante et entendante, ils touchent à des ordres de compétences culturellement très variables –  sans parler du fait qu’on est loin d’avoir fait le tour de l’immense diversité des connaissances sollicitées dans les actes de cognition musicale sollicités par tous les hommes de notre planète.  Ce qu’on sait, en revanche, c’est que les événements musicaux sont fondamentalement soumis à  la façon dont on les pense et qu’ils ont d’abord et surtout une existence mentale. Et c’est bien pour cela que toute démarche strictement analytique concernant un objet musique totalement réifié, sans référence au sujet qui le pense, a  peu de chances d’arriver à des résultats convaincants. La musique est donc non seulement une "affaire entendue", mais "sous-entendue” 6. Au nom d’une science positiviste serait absolument erroné de considérer que les stratégies d’écoute sont secondaires dans l’acte de cognition musicale. Celles-ci ont la capacité non seulement d’orienter l’attention de l’auditeur, mais aussi celle de l’organiser complètement au point même de créer les objets qu’on lui donne à entendre. 



On ne manquera pas d'observer en conclusion, que grâce à l’ethnomusicologie, l’acoustique musicale n’est plus tout à fait une science exacte; elle est aussi une science humaine dans la mesure où, à partir de l’épais spectre offert par un son musical quelconque, tout homme sélectionne ce qu’il veut bien entendre – ou ce que sa culture lui a appris à entendre. De sorte qu’il n’est pas présomptueux de penser qu’une musicologie générale impliquant nécessairement l'acoustique et, tout autant,  centrée sur l’écoute musicale ne peut ignorer les sentiers aventices et apparemment buissonniers que notre petite science emprunte inlassablement  à petits pas.

 

NOTES :

1. Je réduis ici l’opération à son expression minimale. L’oreille n’est pas simplement en situation de dépendance subalterne par rapport à la culture qui est la sienne, puisqu’elle est également productrice de cette culture. 

2. Sous des appellations diverses, bien entendu : ainsi la notion de “pertinence” empruntée à la linguistique ou l’opposition Etic/Emic [différenciant drastiquement les faits culturels et leur réalité objective],   très répandue dans toute notre discipline depuis au moins une trentaine d’années. Comme on sait cette problématique a été initiée par Pike il y a soixante-dix ans et,  à ma connaissance, n’a jamais donné que très localement à un débat critique sérieux pour ce qui est de son application au champ musical (cf. notamment , de Marcia Herndon, 1993, “Insiders, Outsiders, Knowing our Limits, Limiting our Knowing [Emics and Etics in ethnomusicology]” Ethnomusicology 18 (2) : 219-262. 

3. D’une certaine façon, ce goût pour le surlignage traduit bien une forme de vulgarité – vulgarité d’autant plus paradoxale que l’art classique aspire toujours à la “distinction” et prétend même, en toutes circonstances, l’incarner. 

5. L’histoire n’est pas nouvelle : cette observation avait déjà été faite à propos de Poulenc et de Stravinski,  sous forme de reproche, par le grand musicologue de jazz, André Hodeir : les “rag-times” de ce dernier sont, selon lui, bien classiques et fort peu “jazzy” (Hodeir : Hommes et problèmes du jazz, Parenthèses/Epistrophy, 1981 [1ère édit. 1954] : 223-239). 

6. On doit à un musicologue suisse, Z . Estreicher , un article déjà ancien ayant pour titre “Le sous-entendu, facteur de la forme musicale”; Schweizer beiträge zur Musikwissenschaft, Publication de la Société suisse de musicologie, Vergag Paul Haupt, série III, 133-156. 

b_150_100_16777215_00_images_stories_berliner.jpg  Deux observations finales :
    Mon goût analytique pour le jazz est né de la lecture passionnante de L'analyse de l'oeuvre de jazz. Spécificités théoriques et méthodologiques de Laurent Cugny, thèse de l'Université de Paris IV.
    Le livre dont je donne ci-contre la superbe illustration de couverture (représentant un Charlie Parker à la fois absent et concentré, un Lennie Tristano gros consommateur de cigarette (+Billy Bauer à la guitare et Eddie Safranski à la contrebasse) est également un remarquable ouvrage,  d'une grande densité, entièrement centré sur les problèmes analytiques que pose le Jazz.  Il s'agit de Thinking in Jazz de Paul Berliner. Chicago Press, 1994.  
Références :
Bouët, J. , B. Lortat-Jacob et S. Radulescu, À tue-tête, Chant et violon au Pays de l’Oach [Roumanie], Paris, Société d’ethnologie (collection “ Hommes et musiques ” (2002).

Cugny, L. L’analyse de l’œuvre de jazz. Spécificités théoriques et méthodologiques. Thèse non publiée, Université de Paris IV (2001).

Dowling, W.J. et D.L. Harwood,  Music Cognition . Academic Press (1986).

Estreicher , Z.  “Le sous-entendu, facteur de la forme musicale”; Schweizer beiträge zur Musikwissenschaft, Publication de la Société suisse de musicologie, Verlag Paul Haupt, série III, 133-156 (1970).

Hess, D.J. , Foss, D.J. et P. Carroll (1995),  “ Effects of global and local context on lexical processing duing language comprehension ”. Journal of Experimental Psychology : General 124, pp. 62-92 (1995).

Herndon, M.  “Insiders, Outsiders, Knowing our Limits, Limiting our Knowing (Emics and Etics in Ethnomusicology)” Ethnomusicology 18 (2) : 219-262  (1993).

Hodeir, A.  : Hommes et problèmes du jazz, Parenthèses/Epistrophy, pp. 223-239 (1981 , [1ère édit. 1954]).

McAdams, S.  et E. Bigand (Eds), Penser les sons, Paris, PUF (1994).

Nattiez, J.-J. Musicologie générale et sémiologie, Paris, Christian Bourgois (Musique/passé/présent) (1987).

Pineau, M. et B. Tillmann, Percevoir la musique : une activité cognitive, Paris, L’Harmattan (2001).

Simpson, G.B., R.R. Peterson, M.A.  Casteel et C. Brugges,  “ Lexical and sentence context effects in word recognition ”. Journal of Experimental Psychology : Learning, Memory and Cognition, 15, pp. 88-97 (1989).
 
 
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