Lortajablog: ça se discute

La force de l'oralité

 

Les ethnologues en général parlent de structures sociales et des comportements qui y sont associés comme de choses pérennes, dûment construites, qui prennent la forme de règles que, for some reason1 les sociétés se fixent à elles-mêmes. En musicologie, ces règles à la fois sociales et musicales, ne peuvent revendiquer une telle vigueur : à chaque prestation et pour chaque performance, tout se donne « à (re)construire»  ; rien n’est jamais complètement achevé (angl. « completed »).

 

En fait, la richesse de la tradition orale tient, certes, dans le type de transmission qu’elle adopte (en principe de la bouche à l’oreille), mais plus encore dans le mode de relation qu’elle implique, dans les incertitudes qu'elle ouvre et, en définitive, à une conception de la règle sociale

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Et cette règle, dont on sait qu'elle est, au moins en théorie, tout à fait capable de se pérénniser sans l'aide de l'écriture (là n'est pas le problème) ne se conçoit pas en dehors de ses modes d'application. De sorte que, au coeur de la règle orale, il y a presque toujours le débat, car, sitôt qu'on a recours à la règle,  la question se pose : " mais qui donc l'édicte?" . Ce n’est pas un hasard si, dans les champs de manœuvre qu’elle se choisit, l’ethnomusicologie se plaît à débusquer ses objets au sein des cultures orales – non pas au coeur de traditions figées et académiques, mais au coeur de débats associant étroitement le passé, le présent et le futur – là où se  raconte ou se construit l'Histoire.

Chacun s’accorde cependant à reconnaître que la notion d’«oralité » est singulièrement confuse, et même inadaptée, puisqu’elle recouvre des phénomènes nombreux et complexes qui la débordent très largement.
Ce qui caractérise une production orale tient en effet moins à son incapacité à user d’un système de codification différé (e.g. l’écriture) – ce qui reviendrait à donner d’elle une définition « en négatif »  – que dans son utilisation de codes internes qui sont là pour être déchiffrés et interprétés à la fois in situ et en temps réel, de façon immédiate. Soumise à quantités de forces contextuelles, on pourrait croire qu'elle procède à partir d’un simple système de duplication. Il s'agirait de réactiver, en un temps différé une seule et même chose. Mais ce point de vue positiviste est guère tenable, car, en tout état de cause, dans le cadre de conduites supposées traditionnelles, l'objet de la duplication est d'une grande épaisseur – et donc, potentiellement, d'une grande variabilité : en général, dans les cultures orales, les choses se discutent beaucoup pour ne jamais se fixer vraiment 2 .

Affirmer, comme je le fais, que la musique se mesure a ses effets invite donc tout naturellement a saisir sur le vif ses propriétés performatives dans le cadre d'une oralité dynamique,  et à s'attacher aux interactions qu’elle crée entre ceux qui, a quelque titre que ce soit, sont impliqués dans sa pratique

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Mais c’est oublier que l’action musicale offre  à voir et à entendre un faux présent et qu’elle est toujours le produit d'une histoire et d'une chaine de causalité dont la performance témoigne et que, parfois même, elle révèle. C'est ainsi que si la fête requiert la musique et la musique la fête, cela ne se passe pas sans confusion, risques et conflits (cf. Publication, livre 1994).
 
Et il se peut aussi que ce "faux présent" prenne tout simplement la forme d'une référence au passé. A celui d'un groupe social tout autant qu'à celui, strictement biographique, d'une personne.  Par exemple, personne n’irait contester que lorsque chante Billie Holiday, c’est sa vie passée qui sort d'elle-même, parfois comme à son insu. Et cela entre bien sûr dans la cause de notre émoi. Cette vie douloureuse et pathétique colore sa voix, brise ses intonations et – surtout a la fin de sa carrière –, semble s'incarner dans une immense lassitude et une fome de tristesse que seul un esprit pervers peut croire feinte ou jouée. C'est bien cela qu'on entend.
 Dans le 1er exemple, directement ci-dessous, Billie Holiday est jeune et souverainement belle. Armstrong l'invite à chanter – la mise en scène est un peu appuyée, mais ce n'est pas si grave. Elle entonne "Farewell to Storyville".

Ceux qui auraient un doute sur les conceptions rythmiques de Billie Holiday sont invités à suivre ici les mouvements de ses boucles d'oreille

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Ecoutons-voir : le mouvement latéral des hommes et des femmes qui l'entourent laisse entendre un tempo lent, à 45 à la blanche. Mais les mouvements de Billie nous disent tout autre chose. Une pulsation beaucoup plus fine semble engager tout son corps, dans une secrète circularité, sur la base d'un monnayage rythmique qui se décompose à 270, – une sorte de double-croche sous-jacente, qui n'est en rien métronimique, mais semble se distribuer en groupes ternaires, au niveau du cou, du torse, de l'avant-bras et de la main. L'orchestre, lui, joue nettement binaire. On pourra aussi être attentif au mouvement du whisky dans le verre à moitié plein (derrière la chanteuse), plutôt binaire, lui aussi. A la fin de la pièce, une vue des pieds sous la table nous indique que les convives ne s'embarquent pas dans ces nuances. Ils marquent tranquillement la noire à 90, mais si l'on observe à l'image cette pulsation apparemment sans problème, on se rend compte qu'aucun de la douzaine de pieds marquant le temps n'est rigoureusement synchrone par rapport à ceux du voisin, comme si chacun avait sa propre image du temps, personnelle, idiosyncrasique et indéfectible. 

 

 
 
 
2ème exemple : encore Billie Holiday dans "Fine and Mellow", une pièce d'anthologie dont Jean Jamin, après Julia Blackburn [L'Homme, 177-78, p. 189] ont raison de rappeler l'étrange intensité, qui passe par des jeux de regard et, pour Billie, une façon de se mordiller les lèvres en regardant Lester Young, comme si elle ne pouvait échapper à l'incomparable grâce que lui dispense son plus fidèle ami[vidéo à venir ]. Bien qu'elle n'ait alors que 42 ans, c''est incontestablement une vieille femme que l'on voit à l'écran. Sa voix – une voix qui en a vu d'autres – porte les stigmates du temps, en total contraste avec une sorte d'espièglerie swinguée qui semble la rendre heureuse.

Ce détour par le blues de Billie Holiday – qui peut être vu comme un cas "d'oralité seconde" (Ong 19@@) – est aussi là pour nous rappeler la nature fondamentalement herméneutique de l'acte musical. On l'a dit avant moi, le son,  "symbole inachevé" @, est toujours un "indice"  qui se donne à entendre mais reste à découvrir. Dans cette ligne de pensée, on peut aussi considérer que le son musical se distingue du son tout court par sa capacité a multiplier ces indices précisément. Il n'est, pour ainsi dire, jamais simple signal et tire son sens de l'attention (subjective) qu'on lui porte. C'est pour cela – et non pour d'autres raisons – qu'il n'existe pas de musique "pure", sans histoire ni mémoire. Précisons que cette impureté n'est ni locale ni occasionnelle. Elle renvoie, selon nous, à la nature même du champ musical. C'est ainsi que toute musique se prête à un feuilletage d'interprétations (cf. le schéma bien connu de Peirce), et ce feuilletage est d'autant plus fourni qu'il met en oeuvre des textes qui échappent à la puissance de l'écriture et fait appel, au contraire,  à des codes ouverts.
 

On comprend dès lors mieux la connivence a la fois phonique et sémantique entre "oralité" et "auralité".

 
Que Billie Holiday apprenne  ses chansons avec ou sans l'aide de partitions  écrites  nous  importe peu, au fond. Ce qui nous intéresse davantage, c'est le fait que, 1) jamais son chant ne semble s'assujettir a un texte musical fixe (ce qui de facto le range dans la tradition orale) et que, 2) comme tous les grands interpretes, sa personnalité est au coeur du son qu'elle façonne. Acoustiquement présente, elle relève donc d'une "auralité" dont, par miracle ou presque, la cire sut conserver la trace.
 
Il n'en reste pas moins que, dans son fonctionnement interne, une production orale se distingue drastiquement d’une oeuvre écrite en ce qu’elle associe dans un même espace-temps ceux qui, à divers titres, s’y trouvent impliqués. Elle existe surtout par le partage qu’en connaissance des choses, elle propose à ceux qui la vivent. Ce qui est produit ne peut se comprendre qu’à travers les interprétations que, in situ,  chacun peut en donner, et à partir des codes qu'il a, sur l'instant, à sa disposition. Pratique de la pensée et pensée pratique se voient alors strictement associées au sein d’une contiguïté temporelle (ou au cours de temporalités faiblement décalées). Ce temps est celui de la mémoire active des hommes – la leur et celle de leurs ancêtres –, laquelle se pérennise dans la mesure où l’on fait appel à elle et dès lors que, sous une forme ou une autre, elle se réactualise dans une pratique.
    Ces deux facteurs conjugués – passé plus ou moins présent, et présent plus ou moins passé (ou encore : mémoire plus ou moins passive d’un passé et remémoration plus ou moins active d’un présent) – sont au cœur du dynamisme des cultures orales, et, partant, des difficultés qu’elles rencontrent à se pérenniser face aux puissances normatives des sociétés de l’écriture. Cela constitue à la fois  leur faiblesse et leur force.
    Ajoutons qu’on ne peut pas voir l'oralité selon un axe  strictement chronologique qui tirerait ses origines d’un passé a-historique (voire mythique) et aboutirait à une performance actée qui serait à la fois forme et norme. Cette conception simpliste ne tient pas, pour deux raisons. D'abord parce que la mémoire collective implique des processus autant réels qu’imaginaires, associant aussi bien le passé que le présent, ce qui a été vécu et ce qui est projeté.
 

C'est ainsi que, à la différence de la tradition qui, par définition, relève d'une construction temporelle, l'oralité échappe partiellement au temps 3  .

Notes

1For some reason » est une expression commode : elle renvoie à des questions que, for some reason,  j’ignore ; Je les évite, donc, mais me réserve le droit d’y revenir localement dans la suite du texte.

2 . Ou du moins se fixent-elles à travers d’incessants débats. Les cultures méditerranéennes sont souvent bavardes et, en jouant de formes extrêmement riches (cf. dossier non publié sur Anna T.), l’oralité fonctionne sur des régimes rarement consensuels. Comment ne pas évoquer, par exemple, la mémoire de Giovanni, le vieux charpentier de Castelsardo (l’anecdote date des années cinquante, mais vaut encore aujourd’hui) : celui-ci en fabriquant des barques destinée à sa petite clientèle de pécheurs. En livrant ses barques destinées à une navigation spécialisée, il se voyait confronté à des destinataires exigeants, recevant parfois des compliments, et plus volontiers des récriminations quasi quotidiennes fondées sur l’argument « celle que tu m’as faite ‘ tire ‘  moins bien que telle autre que tu as faite pour Tizio (un autre pêcheur, bien entendu rival ». Il est difficile d’évaluer dans quelle mesure ces récriminations orales ont amélioré ses techniques de fabrication – d’autant que celles-ci étaient évidemment prises en relais par tout le voisinage, les familles etc., l’important étant de comprendre, à travers cette brève anecdote, les étranges ressources offertes par les cultures orales, ou, pour mieux dire « locorales ». 

3 Partiellement seulement. Tout d'abord parce que, dans une culture strictement orale, toute fête se conçoit longuement – elle est donc projet conceptuel (et oral) – avant d'être réalisée: elle crée des attentes dont chacun entend tirer bénéfice. Ne dit-on pas au Haut-Atlas qu'elle est comme un "marché, où chacun court après son bien" (cf. Jouad-Lortat-Jacob, 1978). Ensuite, il faut savoir qu’en matière de musique, de fête ou de rituel – autant de phénomènes relevant étroitement de l'oralité –  aucune performance n’est jamais totalement réussie. Chacune relève d’une histoire (passée donc)  à la fois partielle et particulière, par nature incomplète, singulière et qui, à ce titre, engage le futur, car  tout dysfonctionnement « au présent »  – par exemple , au Haut-Atlas, une danse collective mal exécutée ou jouée sans grande conviction  – engage une réparation future (excuses, visites de courtoisie, intervention d’intermédiaires de tout genre, etc.) .

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