Lortajablog: ça se discute

Exprimer quoi, au juste ? 

Les contorsions de l'interprète

 Qu'est-ce que l'expression 1 ?
 

Abordons la question à partir d'un exemple : celui de Myra Hess, une extraordinaire pianiste anglaise, physiquement moins gracieuse qu'on le souhaiterait et qui jouait – notamment Beethoven – à la fois comme un ange et comme un démon. Myra avait souvent recours à un registre d'expression sotto voce bouleversant – tel  ce fragment de l'opus 31 :

 
Myra Hess (interprétation)
Myra Hess (interprétation)
 

que l'on peut aisément comparer à une version strictement solfégique, brutalement exécutée par un piano Midi (sorry pour le bruit de fond!).


Beethoven (partition)
Beethoven (partition)
 
A partir de la comparaison de ces deux versions, il apparaît clairement que la version de Myra se caractérise par divers changements apportés sur le texte solfégique de Beethoven, tel qu'il a été édité : ces altérations concernent l'agogique, le timbre, la dynamique et le phrasé.

On notera que, dans ce court exemple, l'expressivité de Myra se passe de rubato : elle joue "en mesure" (entendons par là que toutes les mesures sont d'égale durée). En revanche, les temps sont inégaux et le travail expressif passe par la distribution inégale des notes et des motifs à l'intérieur de chaque temps. En fait, chacun d'entre eux est affecté alternativement d'un allongement et d'un rétrécissement régulier – systole/diastole – comme le battement d'un coeur

.
 
Myra Hess nous permet de comprendre quelles sont, pour les musiques écrites, les ressources laissées à l'interprète pour traiter de l'expressivité et de l'expression. Pour les gens de conservatoire, l'affaire est assez simple : l'expression est requise par le compositeur selon des modalités que celui-ci s'est donné la peine de faire figurer sur sa partition; l'expressivité, quant à elle est l'affaire de l'interprète qui a pour mission de sortir le texte de son inertie graphique. Le résultat est que le génie expressif de l’interprète se mesure, jusqu'a s'y confondre, avec l'autorité qu'il est susceptible d'exercer sur un texte – un texte qui n'est pas le sien et qu'on lui demande, paradoxalement , de plier à sa convenance. De sorte qu'en termes techniques, l’interprétation d’un opus consiste à changer la valeur des signes sémiographiques qui le compose. Au point même que le sens ou l’intérêt d’une œuvre ‘interprétée’ se proportionne singulièrement au taux de déviation qu’y apporte l’interprète. Si celui-ci se contente de lire strictement le texte et de traiter les signes solfégiques, il ne l’interprète pas. C’est seulement s’il s’en éloigne qu’il l’interprète (c’est d’ailleurs le sens commun du terme, lorsqu’on dit de quelqu’un qu’il “interprète” des dires ou des propos; cela consiste à dire ce qui ne l'a pas été de façon explicite). Et s’il s’en éloigne beaucoup, il l’interprète encore plus (ce qui ne veut pas forcément dire encore mieux). De façon paradoxale, il semble qu’on ne puisse atteindre l’essence d’une œuvre qu’en niant, au moins partiellement, les signes qui l'identifient.

Cette conception relevant de la musique écrite, nous met à une certaine distance des productions strictement orales. Mais dans quelle mesure au juste? C'est ce que l'on va maintenant aborder. 
    Tout d’abord, on mettra en relation l’expressivité avec ce que Fonagy dans La vive voix dénomme « l’intonation émotive », laquelle, dans le langage parlé,  passe par une « distorsion  […] qu’on fait subir à la phrase [supposée] neutre et déterminée par les règles de la grammaire ». De sorte que nous sommes à nouveau confrontés à une convergence flagrante entre  expression linguistique et musicale.
    Pour démontrer cela, et au risque d’une généralisation un peu hâtive Fonagy  nous rappelle que  l’extériorisation d’émotions basiques (théoriquement au nombre de six [peur, tristesse, dégoût, colère, joie, surprise] passe par une altération phonétique, à l’intérieur du système phonologique. C’est ainsi que, “dans la colère, on allonge les consonnes sourdes, les émotions tendres allongent les consonnes “douces” (l, j, m) et surtout les voyelles” [La vive voix, p. 116]. On peut certes discuter le détail des analyses de Fonagy, mais les nécessités expressives peuvent, sans grand risque, être tenues pour responsables d'une altération de la consonne ou de la voyelle de base [ou supposée telle]. Et, alors que pour le musicologue (classique) ,  on l'a dit, les nécessités expressives dûment réclamées à l'interprète, apparaissaient comme un altérateur de texte, pour le phonologue elles apparaissent comme un écorneur de signe et de son arbitrarité.  
     Quelles sont alors les limites que l'on peut assigner au champ de l'expression ?
    Pour le phonologue le problème se règle assez aisément, car si l'on pose simplement la question : "Jusqu'où un locuteur peut-il soumettre son message à la pression expressive ?" (et notons, entre parenthèses, que dans “ex” pression, il y a bien le mot “pression”); la réponse est : jusqu’à ce que le message soit encore compréhensible. Les bornes sont dépassées lorsque, par exemple,  “sous le coup de la fureur” plus rien ne passe et que, dépassant leur champ structuralement défini, les consonnes deviennent des bruits et les mots des borborigmes.
   Pour le musicologue classique, la même question trouve aussi des réponses; mais elles sont plus nuancées. Certains compositeurs ou interprètes ont pour principe de sanctifier le texte (telle était par exemple la position de Stravinsky qui demandait aux musiciens de jouer "les notes, seulement les notes". Certains interprètes à l'inverse se placent quant à eux en position de démiurge : "Faisons mieux que Bach; soyons nous-mêmes Bach"  (et l'on pense bien entendu à Glenn Gould).
 
Restent – et cette fois-ci, elles sont beaucoup plus complexe, les réponses que peuvent apporter les traditions orales à  la question de l'expression et de l'expressivité. S'il y a "distorsion", sur quoi porte-telle au juste ? La forme n'étant pas gravée sur du papier (encore qu'elle puisse l'être dans la cire), une expression qui passerait par un simple système de normes semble exclue.  De sorte que chaque exécution recèle une sorte d'aporie : jusqu'à quel point peut-on tordre quelque chose dont la matérialité est absente, voire dont le modèle-même fait défaut ? La réponse est à chercher dans la rigidité culturellement assignée à la forme [hypothèse 1];  dans sa plasticité mnémonique  [hypothèse 2]. Et c'est, au fond, un double rapport, à la fois à la règle et à la mémoire collective qu'il s'agit de débusquer.
    C'est ainsi qu'il sera facilement reproché à un Francesco B. (un chanteur de Castelsardo) de produire, en tant que "voce" principale la phrase suivante, à la fois bien trop aiguë et bien trop ornée [début du Stabat Mater] :

Ecoutons voir : en particulier, la deuxième phrase, après la première pause, sur l'enclanchement, puis le développement mélismatique de la syllabe "Ma" de "Mater" :

alors qu'on attendait plutôt une phrase de ce type (ou voisine de ce type)

beaucoup plus "lisse" ("liscia")

. On notera que, pour ce qui est du registre des hauteurs,  les versions "standard", d'une part, et " trop aiguës"  d'autre part, ne se différencient que d'un demi-ton [rappelons que le diapason est totalement exclu des pratiques vocales] : intonation en la pour la première version, en lab pour la seconde. Cette ultime observation est seulement là pour rappeler l'étonnante exigence des confrères-chanteurs eux-mêmes pour tout ce qui touche à la qualité de leur chant {/xtypo_sticky}.
 

Et l'on se posera la question – c'est Giuseppe Br. qui la pose; il est lui-même confrère et chanteur de Castelsardo – "De quelle façon peut-on dire qu'un Stabat Mater chanté par Francesco B. est encore un Stabat Mater ?"

.
 
    D'autres de ses collègues chanteurs règlent le problème par l'ironie d'usage, en surnommant Francesco B. "l'elicottero" – "l'hélicoptère"–,  celui qui s'envole dans les airs, à travers des "giri" et des tournures vertigineuses, en laissant ses compagnons chanteurs atterrés, au sens strict du terme. Et ce détour par l'ironie est là pour nous rappeler que, pour les confrères-chanteurs, le Miserere de Francesco B. reste un Miserere quoiqu'il en coûte. D'ailleurs – diront-ils – ceux qui ne s'accommodent pas de ces "giri" incontrôlables peuvent refuser de chanter avec lui ou, mieux, s'ils veulent démontrer leur bravoure, ils n'ont qu'à se débrouiller pour s'accommoder de ses fantaisies ornementales... ou  pour les juguler, à leurs risques et périls !
    Ce qu'exprime Francesco B., c'est d'abord sa bravoure, laquelle se confond avec un malin plaisir à mettre ses  compagnons-chanteurs en difficulté [cf. le chapitre consacré à la "personnalité du chanteur"]. Certes, le chant ne tire pas directement profit d'une telle attitude,  mais voila justement de quoi nourrir la gloire de notre "hélicoptère" qui ne trouve aucune force terrestre susceptible de le retenir vers le bas, dans des zones sans turbulence – là où il serait  possible de chanter normalement en somme.
     Il y a incontestablement chez Francesco B. une intention : quelle qu'en soit la nature et la finalité, c'est bien elle qui fonde son "expression".  Elle repose au fond sur une appropriation exclusive de la forme. Au fond les "tours" (giri) de Francesco B. sont des tours de passe-passe... qui passent ou ne passent pas, c'est selon.
 
Ce qu'a compris Francesco B.  – et ce qu'il nous fait comprendre –, c'est que, contrairement à l'idée accréditée par la musique savante écrite,  l’expression musicale n’est pas un supplément d’âme que l’interprète, selon son talent, ajouterait à l’œuvre, comme la sauce d’un plat . Dans nombre de musiques de tradition orale l’expression est la condition même de l’efficacité musicale en ce qu’elle assure le passage de représentations intérieures vers l’extérieur, c’est-à-dire vers l’autre. C'est d'ailleurs en cela que Rousseau associe l'expression à l'éloquence  [l'expression serait à la musique ce que l'éloquence est à la langue].  La musique agit, via l’expression de celui qui la porte, à la façon d’un exorcisme sur lequel se concentre l’attention jumelée des chanteurs et de ceux qui les écoutent. Dans les traditions vocales qui nous occupent en particulier, le chant n’existe que dans la mesure où il communique quelque chose de soi. Et c’est bien en cela qu’il émeut .
 
La notion d'expression recouvre deux conceptions très opposées. Celle-ci est considérée soit comme une déviance par rapport à une norme (texte écrit et/ou conventions orales), soit comme la marque individuelle d'un style personnel. Selon les cas, on sanctionne la déviance ou l'on salue l'exploit individuel (cf. sur ce point les interminables débats concernant le jeu d'un Glenn Gould, par exemple). De ce point de vue, un chanteur comme Francesco B. – et tout autant un Tommy Pott 2– peuvent être vus comme des Glenn Gould de la tradition orale. On notera que, concernant l'expression, le Jazz opte très clairement pour la première option. En pratique, l'expression se dissout dans un autre concept : celui de “son” [sound] constitutif d'un style personnel qui signe votre existence en tant que musicien 3 au point qu'un musicien qui est démuni d'un "son" personnel ne peut être considéré comme tel. Ce "son-expression" est la condition sine qua non de la musique – d’une musique qui n’ignore pas forcément l’écriture, mais qui, rappelons-le,  relègue celle-ci à des fonctions secondaires, schématiques et s'en sert come pré-texte en somme, et jamais comme texte proprement dit – sauf exception, dans le “Third stream” ou dans un jazz totalement écrit et passablement désincarné. 
 

Les limites de l'appropriation expressive

 
Il ne saurait y avoir "expression" sans le désir clairement proclamé d'une appropriation du texte musical – quel que soit le statut de ce texte. Une preuve a contrario de cette hypothèse sera fournie par un autre exemple significatif provenant du Pays de l'Oach en Roumanie – cf. Publications. L'expérience a consisté à demander à un violoniste expert d'exécuter une musique (alias dants) que Bartok avait enregistré et consciencieusement transcrit il y a maintenant quatre-vingt quinze ans. Rappelons que les dants sont des mélodies ayant la particularité d'être des "êtres sonores" que les hommes et les femmes du pays de l'Oach s'attribuent volontiers. Beaucoup de paysans déclarent avoir "leur" propre dants qu'ils identifient à partir d'un contour mélodique plus ou moins précis. "Leur" dants, donc, ils aiment le chanter, notamment durant les noces,  et proférer ainsi leur propre identité, en se faisant accompagner par un violoniste. Connaître les dants de (presque) tout le monde fait donc partie des connaissances obligées des violonistes-experts.
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    Gheorghe Meti est justement un des meilleurs violonistes professionnels du pays de l'Oach. Se prêtant volontiers à notre expérience, il n'a pas eu de grandes difficultés à reconnaître le dants tel que Bartok l'avait transcrit et qui provenait d'ailleurs d'un village voisin du sien. Meti put donc le rejouer, mais à sa façon.

Recomposons les quatre opérations analytiques
[pour faciliter la comparaison, les exemples sonores ont été transposés sur la même hauteur, en ré] :

 

1.  dants (enregistrement 1912 de B. Bartok 4 :

2. transcription, par Bartok, de cet enregistrement :

 
Transcription par bartok
Transcription par bartok

3.  la même transcription "jouée" par notre ordinateur (via  professional Composer) :

 

4. Réalisation de Gheorghe Meti après avoir écouté la transcription de l'ordinateur :

 
 
Les différences entre l'original quasi centenaire de Bartok et la version "spontanée" et contemporaine qu'en donne Gheorghe Meti ont été très largement exposées dans notre ouvrage A tue-tête, Chant et violon au Pays de l'Oach, Roumanie (chapitre XXVI B) : elles sont considérables et il n'est pas la peine d'y revenir. Si le problème retient à nouveau notre attention c'est qu'il s'inscrit dans le débat que nous avons ouvert sur l'expression.
    En fait, il apparaît clairement que pour Gheorghe Meti, il ne s'agit ni de s'approprier une forme musicale, ni d'exprimer quoi que ce soit à partir de son exécution. D'abord parce que l'exercice qui lui fut demandé – et il l'a parfaitement compris – consistait non à interpréter une mélodie, mais à la reproduire le plus fidèlement possible; ensuite, parce que sa fonction de musicien consiste moins à "donner" quelque chose de lui-même qu'à se mettre au service de la clientèle qui le paye. Il est statutairement là pour "répondre à la demande" (cf. sur ce point Stoichita, 2008 5 ) : l'expression, en tant que forme d'appropriation, est alors subordonnée à l'exercice d'un métier. Du coup, l'enjeu musical réside moins dans la fidélité à un modèle supposé qu'à la "satisfaction du client" , laquelle a pour principale mesure : sa  propre attente, éminemment variable, ses  goûts, les différentes circonstances et occasions, un certain taux d'alcoolémie, un état de fatigue ou de "bonne forme", etc. Si cela est vrai,
 

La distinction entre ce qui relève de l'expression et ce qui n'en relève pas ne tient donc pas aux propriétés intrinsèques de la musique, mais au mode de relation induit par l'acte musical.

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Entrent fondamentalement en compte : 1) les circonstances d'exécution [cf. le commentaire de Katell Morand –  voir sommaire, à la fin du  "pétale" Damasio, Spinoza, Rousseau]; 2) les destinataires ou bénéficiaires de l'acte musical (compagnons de chant dans un cas, "clients", dans l'autre); 3) les relations des protagonistes eux-mêmes, soit qu'ils font métier de musicien, soit ou qu'ils s'attellent au façonnage d'une oeuvre commune dans des étroits rapports de compagnonnage (cf. la rubrique "Le chant de compagnie").
 

Les registres de sens

Notes

1 . Expression et expressivité. Précision terminologique : ces deux termes sont très voisins mais non synonymes. L'expression relève surtout du prescriptif et, dans la musique écrite, renvoie aux instructions données à l'interprète, lesquelles figurent parfois dans le texte lui-même – on lit en effet sur les partitions "con espressione" et jamais  "con espressività"; l'expressivité concerne renvoie plutôt à des choix personnels l'interprète et à sa façon personnelle de concevoir l'expression. En situation mixte (entre l'écriture et l'oralité) le chef d'orchestre, quant à lui, parlera d'expression pour demander à ses musiciens de jouer "avec (leur) expressivité". 

2 . Cité par Sullibhain dans l'improvisation dans les musiques de tradition orale  – cf. son article  "Turn a round", (Lortat-Jacob, edit., p. ).

3 .  Cf. les propos de ClaudeTchamitchian, un jeune contrebassiste, cité par François Delalande (2001 : 70) :  "J'attends le jour où je deviendrai enfin Claude Tchamitchian" [...] un moment où l'on pourrait dire : "Tiens, c'est Claude Tchamitchian" dès le premier coup d'archet ou le premier pizz".

4 . Enregistement déposé (et fourni) par le "Néprajizi Mùzeum Fonogràfhenger Gyüjtemény". La mélodie porte le N° 669, dans Rumanian Folk Music et figure dans le volume 1, p. 140 [N.B. : la numérotation originale  de Bartok , qui apparaît dans la copie "mise au net" par Jenö Deutsch est : MH 2043-b].

5 . Référence : Mélodies et astuces : la profession de musicien dans un village tsigane de Roumanie.  Société d'ethnologie, Collection "Hommes et Musique", en cours de publication.

 

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